CRITIQUE. « May B » – chorégraphie de Maguy Marin – Espace Cardin Paris (Théâtre de la Ville) – jusqu’au 12 mars 2019.
Trente-huit ans que ça dure, trente-huit ans où à l’identique les mêmes gestes, les mêmes postures, les mêmes déplacements, les mêmes musiques se répètent à chaque représentation sans le moindre écart avec ce jour de 1981 où la pièce fut créée. Il avait fallu dix ans de macération pour que la chose advienne. Dans la tête et le corps de celle qui à l’époque était une toute jeune chorégraphe ayant goûté à l’enseignement de Béjart mis en tension ensuite avec la conception opposée du corps rencontré dans le théâtre de Beckett, il avait fallu ce temps. Depuis, ces « figures » – « ses fantômes » comme Maguy Marin se plait à les nommer – l’accompagnent en permanence. Dix acteurs-danseurs dès l’origine, et depuis, quatre-vingt-dix autres ont pris le relais pour « se laisser charger » à leur tour par ces dix formes afin que le miracle se perpétue chaque soir de représentation.
C’est fou comme certaines œuvres ne subissent aucunement l’atteinte du temps comme si elles avaient vocation à s’inscrire dans l’éternité une fois pour toutes, à l’image des mythes qui secrètent des vérités à l’abri de toutes les contingences circonstancielles. Alors que dire de ce qui n’a point encore été dit ?… Rien de nouveau sans doute, sauf peut-être exprimer avec une grande humilité, de l’endroit où on se trouve présentement, l’immense bouleversement ressenti au contact de cette quintessence artistique entretenant avec nos psychés des correspondances « fabuleuses ».
La musique envoûtante des lieder de Schubert, les accents pathétiques de « La Jeune-Fille et la mort », ou encore ceux syncopés de la musique contemporaine de Gavin Bryars, et… le Silence, un Silence tonitruant qui pèse comme un couvercle sur ces êtres errant à la recherche d’un je-ne-sais-quoi qu’ils ignorent eux-mêmes, ajoutent à la beauté sculpturale des tableaux « vivants » peuplés de figures sublimes au teint de craie affublées de vêtements de nuit sans âge.
Quand ils émergent de la pénombre où ils étaient plongés, fantômes prenant très progressivement formes, « ils » apparaissent figés sur place dans un mouvement empêché. Au premier coup de sifflet, ces hésitants aux pieds traînants osent timidement esquisser quelques pas avant de retourner à leur immobilité. Plusieurs coups de sifflet, et ils réenclenchent leur marche, s’arrêtent, la reprennent jusqu’à ce que leur vienne l’idée de faire cercle, ils émettent alors quelques borborygmes prétendant faire langage. Cercles réitérés comme pour s’approprier l’énergie du groupe afin de « s’élancer », pieds toujours arrimés au sol, vers un point de fuite hors champ qui semble les fasciner. Haletant, courant, s’arrêtant, ils tournent soudain leurs yeux cernés de noir vers nous pour les planter droit dans nos regards et lancent du plateau l’alerte ouvrant grand les portes de l’univers beckettien : « Fini… c’est fini… ça va finir… ça va peut-être finir ».
Un grondement menaçant venu d’en haut agite de secousses saccadées leur corps ébranlé. Fausses oreilles et faux nez pour certains, yeux rehaussés de noir pour tous se détachant sur leur face de craie blanche, deux à deux ils échangent, puis refont groupe pour rouler sur eux-mêmes en étant traversés par les mêmes crépitements. Mêmes gestes dupliqués, ils se grattent la tête, le nez, le cul dans des postures dubitatives affichées, puis après une pause sur image silencieuse, ils s’accouplent deux à deux et se livrent dans un corps à corps fusionnel à une danse tournante effrénée. Ils viennent « visiblement » de se découvrir en tant qu’êtres sexués et cette révélation propitiatoire n’est pas sans avoir d’effet mesurable sur le réveil de leur libido, vectrice de leur être au monde. Cette assomption du sujet désirant retombe vite comme un soufflet et lorsque la musique s’arrête, ils repartent en glissant des pieds. Mais un stade irréversible de leur « évolution » a été franchi là, un point de non-retour.
Aussi abandonnent-ils grâce à l’appui des uns des autres leurs savates qui leur collent aux pieds pour « décoller » pieds nus vers des danses frénétiques où, sexe en mains, ils goûtent en chœur le plaisir de l’autre. Après la fusion qui les confond, comme des enfants découvrant le registre des émotions le feraient, est expérimentée la colère qui les sépare. Yeux mordus, corps qui s’entredéchirent, morsures d’un furieux ballet de dents en action, mâchoires déformées, ébats finissant en bouffées de rires pour désacraliser l’absurde de ce qui les agite en coulisses…
… d’où émergent non sans à propos Pozzo traînant par une corde Lucky, sorte de « sous-homme » chargé des bagages d’ « En attendant Godot », suivi de peu du paralytique et aveugle en fauteuil flanqué de son domestique impotent de « Fin de partie », et entre les deux tableaux vivants sortis tout droit du théâtre de Samuel Beckett pour venir hanter le plateau de leur présence mythique, un autre couple échappé lui de « Tous ceux qui tombent » (la première pièce radiophonique du dramaturge irlandais) attend dans une pose hiératique son gâteau d’anniversaire. Ainsi tonitrue, dans un silence de glaciation géologique, l’analogie entre les corps souffrant du théâtre beckettien et les corps empêchés de la chorégraphie de Maguy Marin, comme si les premiers avaient virussé les seconds pour les rejoindre là dans le même cri coincé dans la gorge d’où ne sort que borborygmes haletants coupés de paroles inaudibles caquetées, de rires brefs, de halètements essoufflés et de pieds entravés dans une immobilité en mouvements.
Emergeant alors de l’ère glaciaire, ils réapparaissent ayant troqué leurs vêtements de nuit pour ceux d’une autre époque sans âge où munis de bagages qui les encombrent mais dont ils ne veulent à aucun prix se dessaisir, exilés à jamais, ils reproduisent les mêmes errements en boucle en regardant épisodiquement au-dessus de leurs épaules courbées une force hors champ à laquelle, pétrifiés sur place, ils adressent immanquablement une salve de rires brefs et inquiétants. Puis, échappant provisoirement au territoire où se circonscrit leur « liberté de mouvement », dans une chorégraphie millimétrée où chacun et chacune vient en aide à l’autre, ils se hissent hors du plateau dans la salle en contrebas… avant de réapparaître en fond de scène pour rejouer à l’identique accéléré les mêmes figures aliénées.
Un seul restera in fine sur le plateau déserté, et, comme un précipité chimique couronnant la rencontre entre deux solutions issues du théâtre et de la danse, il laisse échapper des borborygmes, fait glisser ses pas, s’arrête net, se retourne, repart vers l’unique issue offerte en fond de scène, se ravise en constatant que l’autre porte a disparu, hésite longuement et, figé sur place, regarde la salle pour finir par lui rappeler dans un filet de voix : « Fini… c’est fini… ça va finir… ça va peut-être finir ». La musique d’un lied de Schubert l’enveloppe tandis que les lumières déclinent. Enfin, aux dernières notes, le halo de lumière n’est plus que souvenir et sans contours ecce homo s’efface. Fin de partie.
Maguy Marin, suivant « pas à pas » les indications quasi obsessionnelles données par Samuel Beckett dans les très nombreuses didascalies accompagnant ses pièces, s’est imprégnée de son univers singulier pour en faire œuvre personnelle. De l’endroit d’où « elle parle », elle fait magistralement « parler » les corps de ses figures hallucinantes. Sa stupéfiante chorégraphie soutenue par une musique envoûtante transcende l’espace de la représentation pour nous atteindre en plein plexus, nous laissant souffle coupé, tête vide. Ainsi, submergé par les correspondances secrètes distillées en nos corps par cette épopée immobile, nous n’aspirons qu’au silence suivant un grand choc, conscient que tout ce qui pourrait être dit (ou écrit…) sur « May B » serait condamné à être bien en-deçà de ce qui s’est joué là d’essentiel.
Yves Kafka
Prochaines dates :
le 21 mars Le Quai Angers,
du 28 mars et 17 avril à la Biennale de danse du Val de Marne