CRITIQUE. « COMME LA HACHE QUI ROMPT LA MER GELEE EN NOUS » – Texte et mise en scène de Hamadi – Théâtre De Poche – Bruxelles – jusqu’au 02/03/2019.
Tous deux sont amis d’enfance, issus de deux cultures différentes, l’un d’une famille juive, l’autre arabe. Ils ont la trentaine et ont grandi ensemble dans un même pays, quelque part en Europe. Ils se retrouvent dans un lieu de passage (*), se saluent, se parlent. Bientôt, la tournure de leur conversation va remuer en eux des craintes des peurs, des crises d’identité, des remises en question, des interrogations sur le malaise politico-social ambiant, la pensée rétrograde, la stigmatisation des mots, la discrimination, l’immobilisme dans ce pays qu’ils aiment. Leur propos entre eux seront parfois brutaux, durs, violents et à la fois tendres… Ne sont-ils pas finalement des frères de cœur ? Quelle importance peut avoir leur origine ou leur culture lorsque la colère est la même, leur vécu similaire ? Cette colère va se transformer en solidarité autour d’une idée. Une idée de kidnapping contre un ennemi commun : « un bekende vlaming » (un flamand bien connu). L’enlèvement d’une personnalité politique aux propos racistes et xénophobes…
Que va-t-il advenir à ces deux amis ? Vont-ils réellement passer à l’acte ? L’ont-ils déjà fait ? Quelles conséquences sur leur vie, leur amitié ? À vous de le découvrir, en allant voir ce spectacle décidément très bien cousu.
Une intrigue, telle un bon polar, va amener le spectateur à s’interroger, à regarder au-delà des différences ethniques, sociales ou religieuses face à la montée du populisme et de l’extrême droite. Malaise qui s’étend désormais dans de nombreux pays d’Europe, comme tout récemment : l’Espagne. Une ambiance qui n’est pas sans nous rappeler certains pans de l’histoire. Une histoire pas si lointaine que pour dangereusement l’oublier.
Mise en scène / l’auteur : C’est à Kafka qu’Hamadi emprunte ce titre « Comme la hache qui rompt la mer gelée en nous ». C’était, en effet, sa définition de ce que devait être l’écriture qu’il considérait comme « une nécessité profondément intime » : « Un livre doit être la hache qui fend la mer gelée en nous ; voilà ce que je crois ». Formule célèbre qu’il exprime à travers une lettre envoyée en 1904 à son ami de toujours Oskar Pollak. « Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? » disait encore Kafka. Une phrase que l’on pourrait fort bien attribuer à la mise en scène d’une pièce, comme celle-ci précisément, où Hamadi raconte avec talent une histoire entre deux protagonistes auxquels nous pourrions parfaitement nous identifier, nous, jeunes ou moins jeunes, quand bien-même le vocabulaire choisi provient « d’une oralité quotidienne » sans éviter ni « les tics ni le cru du langage » (**)
À la fois auteur, comédien, acteur, metteur en scène ou encore chanteur, Hamadi, qui mène depuis 1987 « un travail sur les questions de mémoire et de transmission », n’en est pas à sa première mise en scène. Cet artiste talentueux aime mettre l’accent sur des spectacles à la portée politique, notamment sur des sujets tels que « l’altérité des minorités ». Pour ce spectacle qui se joue au Poche jusqu’au 2 mars prochain, il s’inspire, entre autre, de la montée du populisme en Europe, la xénophobie et le sentiment de crainte qu’il provoque. Une hostilité ambiante « perçue comme une menace ». « Jouer à enlever quelqu’un, faire semblant de trouver les modalités d’un jeu, permet de respirer un peu, de ne pas mourir » nous dit Hamadi. Une idée loufoque qu’il met en scène non sans une touche d’humour et de tendresse.
Et pour cette mise en scène, le casting est on ne peut plus judicieux : Eno Krojanker (on se souvient, notamment, de sa prestation dans « C’est toujours dangereux de s’attacher à qui que ce soit » de la Compagnie Énervé (***) – voir BDO critique 2018) et Soufian El Boubsi. Tous deux, plus vrais que nature sur scène, le public s’y retrouve.
Ces deux artistes sont autant acteurs, qu’auteurs ou encore metteurs en scène (co pour Eno). Nommé au Prix de la critique 2010 dans la catégorie seule en scène, coup de cœur de la presse du festival Off d’Avignon 2009 pour « Sans ailes et sans racines » d’Hamadi justement, et j’en passe, El Boubsi se forme également à d’autres techniques comme l’art du conte (toujours et encore avec Hamadi) peut-on lire de lui.
Un petit extrait du texte :
L’un : « Mais tu ne sais pas quoi ? »
L’autre : « Je ne sais pas si la terre est ronde ou pas mais en tout cas elle tourne pas rond ! Et moi quand ça ne tourne pas rond, j’ai juste envie de… ! J’en ai marre, putain, j’en ai marre, j’en ai marre, j’en ai marre ! »
L’humaniste libéral qu’était Kafka y aurait-il trouvé à redire selon vous ?
« COMME LA HACHE QUI ROMPT LA MER GELEE EN NOUS », j’y vais !
Julia Garlito Y Romo
Avec Soufian El Boubsi & Eno Krojanker – Scénographie : Olivier Wiame / Création lumières et vidéo : Fred Nicaise
(*) « un espace, nous dit-on, qui symbolise un entre-deux, un sas entre l’intérieur et l’extérieur, à la fois habité et lieu de passage ».
(**) Note sur la mise en scène / Le Poche
(***) Eno Krojanker fait en effet partie de l’asbl Énervé qu’il a fondé avec Hervé Piron.