CRITIQUE. Des Couteaux dans le dos – Texte de Pierre Notte – mise en scène Phillipe Clément – Théâtre de l’Iris, Villeurbanne le 2 février 2019. durée 1h 45.
Depuis Malraux, se prôner acteur de la « culture pour tous » est quasiment une condition sine qua none pour la création. Rares sont les artistes qui au-delà de l’obligation politique s’investissent concrètement de la mission. Le théâtre de l’Iris à Villeurbanne, modèle avéré de générosité, peut être fier de fêter cette année 2019 ses 30 années d’existence. À cette occasion, son fondateur et directeur Philippe Clément, présentait avec la compagnie de l’Iris Des Couteaux dans le dos, écrit par Pierre Notte : Une fable contemporaine qui met à l’honneur un regard sur le monde trop peu représenté, celui de l’adolescence.
Marie est au centre d’une table, encadrée par ses parents qui face-à-face entament un duel apparemment routinier. Les yeux dans le vague, elle résiste dans sa tunique rose poudrée qui apparaît comme « encore intacte ». Déjà c’est à travers son filtre personnel que l’on reçoit la conversation de non dits martelés : flot de haine entendue et répétition de reproches mal dissimulés qui se perdent dans le vide. La salle rit du ridicule de ces adultes dont les tics verbaux trahissent les névroses, aux yeux d’un cœur encore lucide. Plus tard on apprendra que la jeune fille se scarifie, provoque les autorités, va mal sans doute. Cependant, à bien écouter, pas plus qu’eux, et elle, au moins, ose ne pas se mentir.
Ainsi, dans cette première partie s’installe un certain axe de lecture. Autour de l’unique élément de décor en dur, cette très belle table tour à tour scolaire et familiale, on assiste à des scènes quotidiennes déformées par le prisme du doute de la jeunesse. Un point de vue signifié par les dialogues psychotiques des « grands », souligné à la mise en scène par des projections sur tulle de l’environnement en place, sous forme d’images teintées d’imaginaire, un peu à côté du réel. Puis, Marie annonce son départ et l’on quitte avec elle ce monde classique mais fou, pour une fuite de son mal être, une tentative de clairvoyance : un voyage sur le fil de la confusion.
Il est délicat ici de faire le tour de tout ce qu’il y aurait à dire tant la pièce est foisonnante. À la sortie des tableaux nous reviennent. Appartiennent-ils tous à la même heure ? Quelle en était la chronologie ? On entend autant de façons de jouer qu’il y a d’acteurs, on ne fixe aucune des couleurs tant elles sont multiples, jurent parfois, dans les costumes et les lumières quasiment épaisses.
Une composition lumineuse aboutie et primordiale face au choix du vide scénographique : toute la place est laissée aux mots ininterrompus et aux déplacements. Le travail de l’espace est d’ailleurs à saluer, tant il est rare de voir un plateau à ce point exploré, jusqu’aux coulisses réduites à des fentes que les acteurs traversent comme des portes dimensionnelles.
Scène de tous les tons, thème grave de la mort, brisé d’auto dérision, théâtre mais aussi projection et danse illustrative… : Que ce soit le texte ou la mise en scène, il s‘agit d’art total : L’intention est donc « …d’englober le spectateur, d’investir tous ses sens, de conduire la vie et l’art à fusionner. »[1]. Oser ce pari d’une forme hybride et à ce point détonante, c’est aussi prendre le risque d’être confondu avec la masse actuelle de projets dits pluridisciplinaires et de laisser sur sa faim un public maintenant habitué à ce qu’il est censé en recevoir.
On ne peut donc pas enlever à l’ensemble de la proposition son caractère audacieux et astucieux. Au niveau des costumes dont quelques uns sont des trouvailles mais aussi des gestuelles qui passent sans transition du rien au presque mime, en passant par la chorégraphie concrète. Malgré tout, on se perd un peu. Non dans la multiplicité, dont le texte est lui-même porteur, mais dans le rythme général. Il y a sans cesse quelque chose à voir, à écouter et l’on ne s’ennuie jamais, au point d’en venir à le souhaiter. Dés le début de la note d’intention, le metteur en scène explicite une volonté de réaliser une pièce ouverte aux interprétations. Mais en écartant tout focus, rien ne semble prioritaire. Les quelques perles de l’auteur en restent à l’état de beautés pressenties et manquent cruellement de résonance. Aucun silence ne donne au spectateur le temps de se les approprier, au final d’en être touché un peu plus profondément.
La mise en scène est réellement au service de l’auteur. Une direction qui devrait peut-être avoir sa place face à la demande grandissante du spectateur en quête d’identification personnelle et de bouleversement intérieur. Le texte est ce qu’il est. Ça va vite, ne s’installe jamais. Ce n’est pas pour rien. Finalement, ce flux continu est à l’image du temps qui glisse sur nos états, de la vie qui refuse de s’accorder au rythme de nos pensées. Une vérité lucide et bien formulée se voit balayée, par l’une ou l’autre banalité, voire absurdité. Et n’est ce pas là, un peu de ce que l’on vit à l’adolescence ?
En fin de compte, bien que l’ensemble puisse laisser perplexe, si la mission de l’art total est de « refléter une unité de vie »[2], Philippe Clément la remplit.
Cette pièce ébranle les habitudes du spectateur, qui pour l’apprécier devra se libérer de ses attentes afin de se rendre disponible à l’insolite. Si un doute demeure quant aux possibles réceptions d’un public averti, cette pièce n’aura aucun mal à parler aux adolescents. Une « espèce » isolée dont les maux sont ici valorisés tout en étant habilement désamorcés. Pierre Notte, Philippe Clément et sa troupe, tant dans le fond que dans une forme singulière, créent un endroit où cette étape de vie universelle cesse de n’être qu’un drame pour prendre une place nuancée dans la réalité du monde.
Sézac La Rouge
[1] Définition Art total. L’Œuvre d’art totale . Ouvrage collectif . Édition publiée sous la direction de Jean Galard et Julian Zugazagoitia
[2] Définition Art Total l’internaute.fr