« LE MARCHAND DE LONDRES », DÉLIRE THÉÂTRAL MAGNIFIQUEMENT ORCHESTRÉ

CRITIQUE. « Le marchand de Londres » – d’après « The Knight of the burning pestle » de Francis Beaumont – mise en scène par Declan Donnellan, scénographie de Nick Ormerod, interprété par la troupe du Théâtre Pouchkine. Durée 1H40. Surtitré en russe – Vu en février 2019 au Théâtre des Gémeaux, Sceaux. 

Par où commencer pour vous raconter l’irracontable, mais ce qui est à voir absolument si la troupe du Théâtre Pouchkine passait à côté de chez vous ? Par où commencer pour vous donner un aperçu, même infime, de l’excitation qui nous gagne devant cette pièce totalement foutraque, faite de tout et surtout d’un n’importe quoi bien construit, devant ce théâtre fragmentaire qui semble si inspiré de notre culture actuelle et pourtant basé sur un texte de l’époque shakespearienne ? La puissance de cette pièce ne se joue pas dans la force du texte, ni dans l’originalité de l’intrigue, mais bel et bien dans l’imbrication, le mélange des genres, les différents niveaux de lecture et de style qu’elle ouvre et qu’elle propose.

Commençons peut-être par le commencement. La pièce ouvre sur une intrigue des plus classiques et très moderne dans son traité. Un marchand de Londres a promis sa fille à un riche prétendant, mais elle, rêve de s’enfuir avec le commis dont elle est tombée éperdument amoureuse. Declan Donnellan attaque cette intrigue sous un angle très contemporain convoquant, pour ne pas dire singeant, les codes du théâtre moderne : minimalisme du décor, un unique cube central, où sont projetées des images, figure les lieux ; sérieux du propos et du jeu ; théâtralité des postures ; sobriété des costumes ; (surtitres en russe !) ; rien n’est oublié…. Mais cette pièce, à peine commencée, va vite être arrêtée, chahutée, bouleversée par l’intervention d’un couple de spectateurs qui s’ennuie et souhaiterait voir quelque chose de plus populaire, de plus chevaleresque et surtout de plus léger. Le metteur en scène cède sous la pression, une autre pièce va se jouer dans La pièce, celle du Chevalier de l’Ardent Pilon. Mise en abyme, jeu de superposition, effet de miroir, sont au cœur du propos de l’auteur Francis Beaumont que Declan Donnellan et la troupe du Théâtre Pouchkine déroulent et subliment à la perfection.

La pièce adopte, alors, la logique du morcellement. Les tableaux s’enchaînent, s’enchevêtrent, s’opposent ; charge à chacun de nous d’y piocher pour créer du sens. L’intrigue de départ se poursuit coûte que coûte, comme une urgence, un combat artistique. Quand l’intrigue du chevalier s’intercale, s’immisce pour opposer le théâtre populaire au théâtre bourgeois, la comédie au drame, l’émotion à l’intellectualisation, la fiction au réalisme…. L’ensemble est rythmé par l’ingérence désopilante du couple de spectateurs qui nous rappelle que, sans le public, le théâtre n’est rien, mais qui pose aussi la question en creux, de ce qu’il devient s’il n’est régi que par son désiderata.

C’est une ode autant qu’une satire du théâtre qui s’offre à nous. Et l’argument se dessine peu à peu : il n’existe pas un théâtre, mais des théâtres, assurément ! La mise en abyme n’est finalement qu’un prétexte pour ouvrir sur une grande introspection du théâtre et nous questionner sur sa place dans nos vies, les liens qui existent entre fiction et réalité, le rôle du public et sur ce qui doit guider principalement une création : doit – elle être soumise aux seules élucubrations d’un metteur en scène au risque de devenir inaudible ou au diktat d’un public qui peut détruire tout sens artistique ? Un questionnement qui prend une dimension politique, quand on apprend que la pièce a été écrite à une période où le théâtre était menacé et devait se battre contre un mouvement hostile qui, quelques années plus tard, allait l’interdire.

Mais peut-être est-il plus intéressant de commencer par le fabuleux talent de Declan Donnellan qui arrive à faire de ce grand bazar un tout incroyablement réjouissant et ingénieusement orchestré et qui, grand spécialiste et amoureux de Shakespeare, réussit la prouesse de le convoquer même dans une pièce qui n’est pas de lui, en ajoutant un énième niveau de lecture comme s’il n’y en avait pas assez. Car dans cet espace ouvert, libre, où se croisent les références théâtrales, les clins d’œil à l’œuvre shakespearienne y sont nombreux : l’allusion de départ au Marchand de Venise, le spectre dans Hamlet, la farce du Songe d’une nuit d’été, la scène du tombeau de Roméo et Juliette… Il ne faut pas oublier de louer aussi le jeu éclatant de cette troupe du Théâtre Pouchkine sur laquelle tout repose et qui relève haut la main le défi, dans lequel Declan Donnellan les a plongés.

Théâtre fragmentaire, introspectif, politique, performance, hommage shakespearien… Le Marchand de Londres est tout cela à la fois, mais surtout, car c’est l’essentiel, une hilarante comédie, 1H40 de pure folie. Oui, c’est par cela qu’il faut finalement commencer : Qu’est-ce que j’ai ri !

« Je n’aurais jamais cru que l’on puisse être aussi bien au théâtre ! », je fais mienne la conclusion de la spectatrice trouble-fête. Cette pensée me traverse à chaque fois que je sors d’une pièce aussi vivante et bien menée. Courez !

Marie Velter

Photo Johan Persson

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