CRITIQUE. “12 hommes en colère” – Une pièce de Reginald Rose – Adaptation française Francis Lombrail – Mise en scène Charles Tordjman – Au Théâtre Hébertot jusqu’au 6 janvier 2019.
Douze jurés s’apprêtent à décider de la culpabilité d’un jeune homme. Onze voix s’élèvent en faveur de la peine de mort.
Quel régal ! Il y a tant à laisser entrevoir en quelques lignes seulement, pour inviter à voir -et pourquoi pas revoir- ce succès populaire et critique (ça arrive !) à l’Hébertot.
Outre l’intelligence, l’acuité -que dis-je, la nécessité de ce texte singulier dans le paysage dramaturgique, quelle intelligence de la simplicité scénique ! Un huis-clos réussi est un huis-clos sans fard, où l’espace est investi d’abord par la parole et les silences, leur pouvoir de mise en image et d’imagination. A Vincent Tordjman le joli tour si prisé de donner de la profondeur à la clôture. Défi relevé avec la baie vitrée sans vitre sur fond blanc qui crée un dehors où s’inscrire et dont s’extraire.
Charles Tordjman n’est pas en reste : la scénographie déjoue le risque d’encombrement. Ses douze messieurs, pour certains imposants, trouvent systématiquement une place sans jamais prendre trop de place. Sacré travail de composition, fort bien soutenu par la maîtrise des comédiens, leur propension à la brillance, et leur propension plus brillante encore à l’effacement. Aucun de ces visages n’aurait a priori retenu votre attention, les eussiez-vous croisés ailleurs. Quelle joyeuse troupe de Monsieur Tout le Monde ! Ils sont tous d’une banalité à crever, un par un, un casting idéal de commun des mortels. Oh, si vous avez l’œil et l’esprit alertes, bien sûr, vous en auriez reconnu plusieurs, trognes de théâtre, de télévision et de cinéma confirmées, sinon aimées. Or tous côte à côte, ces individus lambdas, habillés sobrement par Cidalia Da Costa, les voilà tous saisis dans une sorte de singularité que permet seule cette juxtaposition. Ce n’est plus douze hommes en colère, c’est douze gueules en colère. Et des sacrées gueules, même.
Le jeu, je n’en ferai pas étalage, il est excellent, il y a énormément de métier, et quand il y en a moins, il y a le talent pour compenser ; il est agréable de sentir le respect réciproque de ces bons comédiens. Quand il y a du plaisir sur scène, il y a du plaisir en salle. A la rigueur, notons ce parti pris intéressant de théâtraliser la parole plutôt que de pécher par naturalisme -que le film de Sidney Lumet en 57 a déjà accaparé. Il ne s’agit pas de donner le change, rendons au théâtre ce qui appartient au théâtre. Loin d’alléger le propos ou de le discréditer, ce petit décalage permet au spectateur de le mettre à distance raisonnable et fait des couloirs pour sa meilleure intelligence des enjeux. Ce n’est pas un jeu de dupe, et j’affectionne particulièrement le théâtre qui accompagne sans guider. A cet égard, l’adaptation française de Francis Lombrail, limpide, pose le texte dramaturgique à sa juste place : le point de rencontre, de coalition ou de collision des intelligences actives sur et face à la scène. Le texte est prétexte.
Rythmé, équilibré et sans ambages, le texte laisse les interstices pour une réactualisation qui ne cessera probablement jamais d’être nécessaire. Si la circonstance n’avait pas attribué à ces douze individus (à prendre comme des spécimens de cette large race urbaine qui s’est déployée en occident, types balzaciens à l’américaine), la responsabilité de décider de la vie ou de la mort d’un gosse, y aurait-il seulement eu texte ? Si la peine envisagée avait été l’emprisonnement, même estimé en dizaines d’années, y aurait-il eu une conscience pour s’animer de ce si précieux doute dans l’endormissement programmé ? Est-il seulement question de décider d’une culpabilité ou de révéler une innocence ? « 12 hommes en colère », c’est la double question du prix de la vie, et du coût d’une mort. C’est aussi un étalage malheureusement mal démodé de caricatures sociales qui manifestement persistent tant elles font écho aux débats contemporains. Si nos fauteuils sont alternativement grands comme des baignoires et étroits à s’en tortiller de gêne, c’est bien parce que ce morceau de monde qui se déroule avec sobriété sous nos yeux fait à la fois des vertiges dans nos bien-pensances, et nous ratatine par à-coups. Par exemple quand, avec l’habile sinuosité des serpents qui sifflent sur les têtes, parvient jusqu’à ce quelque part de nous la fâcheuse question : « Et moi, qui aurais-je été ? »
Plutôt deux fois qu’une (peut-être est-ce la troisième, peut-être n’ai-je rien dit d’autre d’ailleurs) : c’est une excellente pièce, un des meilleurs débuts de soirée de fin d’année possibles, et particulièrement à l’heure où n’est plus contournable un instant cette foutue question de l’autre. Il va falloir répondre, bientôt, en âme et conscience. Qui sommes-nous prêts à condamner ? A quel prix ?
Et s’il y avait le moindre, le plus infinitésimal petit doute ?
Marguerite Dornier
Avec Jeoffrey Bourdenet – Antoine Courtray – Philippe Crubezy Olivier Cruveiller – Adel Djemaï – Christian Drillaud Claude Guedj – Roch Leibovici – Pierre Alain Leleu Francis Lombrail – Bruno Putzulu – Pascal Ternisien et en alternance : Thomas Cousseau – Xavier de Guilbon – François Raüch de Roberty