CLASSÉ X : LE LUMPENPROLETARIAT DE L’ART

CRITIQUE (en guise de TRIBUNE). Classé X – Ni date, ni lieu, ni nom.

Il est nécessaire d’aller chercher la création ailleurs que dans les lieux estampillés qui pour toutes sortes de raisons sont devenus des forteresses.

De se coller aux salles approximatives minuscules et mal foutues, ou des artistes pauvres mais pleins d’esprits donnent le meilleur d’eux-mêmes à un public de voisins et de copains, mal assis sur des bancs trop étroits.

Aimant les grands écarts de toutes sortes, j’ai donc décidé d’aller dans une petite salle d’une rue grise d’un arrondissement résidentiel et bourgeois de Paris, (zone pas très glamour pour les salles de spectacles) voir danser et dire, un texte d’une poétesse, disparue, petit voyage dans un univers à la Genet.

Pas de surprise, le theâtre minuscule n’a pas d’autre espace que la salle de spectacle et te renvoie te geler les miches au café du coin en attendant que ça commence.

Effectivement, tu es mal assis il y a moins de dix personnes, heureusement sinon tu ne verrais rien et un poteau partage en deux en deux l’espace scénique.

La comédienne livre un texte cru en petites coupures, d’une voix douce accompagnée de pas de danse esquissés par un corps vieillissant, un peu lourd. Elle est d’une solitude infinie, effectuant un drôle de rituel, proférant les bribes d’un texte en lambeaux, par elle découpé.

« Aujourdhui, je me suis encore fait un portugais »

Les attributs habituels de la performance sont aussi convoqués : œufs, scotch, sacs poubelle et godemichets.

Tous les ingrédients sont là pour transformer le foutre en or mais rien n’y fait.

Je restais désespérément scotchée à la misère.

Même la lumière était à côté.

A l’image décatie et limite du théâtre s’était superposée celle d’un texte à la dramaturgie déchiquetée et celle d’une comédienne seule, faisant accéder le public à l’univers glauque de son histoire.

Il ne fut question que de vagins irrités, de bites gluantes, de containers d’arabes et de portugais se déversant dans sa cave en gardant seulement leurs chaussettes, par un froid de canard. Point ici de désir, de plaisir, de bonheur, même dans un l’essai de sublimation du sordide, juste une comédienne fanée, collant à l’extrême à son rôle, rejouant la pute dans une salle miteuse du fin fond d’un arrondissement familial et petit bourgeois.

Tu ne décolles pas de ça.

La comédienne a t’elle voulu livrer une performance complète en assortissant aussi bien le lieu à son propos?

Car un acte théâtral se calcule bien en amont de la représentation.

Comme Bartabas allant célébrer le lever du soleil dans une carrière de pierre aux abords du festival d’Avignon. Ou Pascal Rambert faisant pousser les tournesols dans un champ au mois de mai pour pouvoir y jouer en juillet.

Peut-être est-ce cela aussi la poésie. Le froid, le sordide, l’à peu-près, l’âge qui pèse son poids de misère, le désir de jouer comme on se déconsidère, se donner en spectacle et faire luire le terne le rance le moisi ?

C’est bien possible.
Mais peut-être pas.

Et d’un coup alors heureuse de t’être extraite de cette gangue, tu te demandes : mais quel est ce désir si fort qui pousse les artistes à jouer dans des placards, des spectacles tristes et sulfureux, et ceux qui les accompagnent à faire vivre à tout prix et parfois à prix d’or ces lieux décatis et minuscules qui portent en eux la mémoire de ces spectacles rétrécis par le manque d’espace, d’argent, d’audience ?

Au delà du spectacle, en une soirée, se posent les questions essentielles concernant le spectacle vivant. La condition des artistes et spécialement des femmes.

Doit-on être pauvre absolument pour créer ?

Quelle est la place des comédiennes, des chanteuses qui vieillissent. Dans notre monde où on évacue l’image des vieux, preuve sans appel de notre fin inéluctable ?

Et puisque la ride est persona non grata, chez les femmes, au théâtre, mais plus encore au cinéma et à la télévision ?

Quel est le sort de l’artiste à la retraite pour lequel l’intermittence a été intermittente, mais qui a consacré sa vie à la création, car tout nous le prouve : la pratique artistique dans son exigence et les sacrifices qu’elle entraîne est une condition que l’on embrasse lorsque qu’elle devenue une impérieuse nécessite pour l’accomplissement de sa propre vie.

Est artiste celui qui ne peut faire autrement que de l’être.

Quel est la responsabilité des marchands de salles qui profitent du désir absolu des acteurs pour les faire travailler dans des espaces réduits, à la recette, à des tarifs qui ne dépassent pas le smic horaire, en sachant que eux aussi auront du mal à boucler leur fin de mois ?

Pourquoi les réseaux de salles publiques ou privées dont le sol français est très largement pourvu, au lieu de se maintenir dans une attitude de caste n’ouvrent t’elles pas plus leurs portes à ce type de production, ce type d’artiste qui en recherche permanente, réussie ou ratée, composent le terreau fertile de la création française,dans lequel viennent puiser ceux qui ont les moyens de la réalisation ?

L’industrie culturelle brasse plus d’argent que l’industrie automobile, mais il y a dans les théâtres de plus en plus de gens qui ne sont pas des artistes, et il faut le croire, des artistes qui sont de plus en plus pauvres.

L’artiste est une espèce de guide, son cheminement lui fait développer des qualités d’ouverture de compréhension fine de l’âme humaine, qui ne sont pas données à tous.

Les vieux artistes avec toute une vie de création sont des joyaux jaunis et poussiéreux qu’on jette au rebut en les prenant pour de vulgaires cailloux.

A bien des égards, ils auraient leur place dans toutes les sphères et à tous les étages de notre société.

A quand les gilets jaunes des artistes pauvres ?

Claire Denieul
Le 15/12/2018

Photo Antoine d’Agata

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