CRITIQUE. « Femme non rééducable » de Stefano Massini ; Mise en scène: Michel Bernard ; avec Angelo Bison et Andréa Hannecart. Theâtre Poème 2, rue d’Écosse, 30 à 1060 Bruxelles à 20h00 jusqu’au 16 décembre 2018.
Une histoire vraie
Sur scène : Un décor sobre. Un banc d’aéroport ? de gare ? Des perfusions qui pendent de partout. Ils font penser à la souffrance, à la maladie. La Russie, la Tchétchénie… des pays malades ? Angelo Bison et Andréa Hannecart… racontent…
« Femme non rééducable » Mémorandum Théâtral à propos de Anna Politkovskaïa.
Anna. Elle s’appelle Anna. Anna Politkovskaïa (*), journaliste du Novaïa Gazeta de Moscou. Née Stepanovna Mazepa, le 30 octobre 1958 à New York. Son histoire mérite largement d’être racontée, répétée et jamais oubliée.
Courageuse, d’une détermination incroyable, fragile et forte à la fois, la renommée d’Anna n’est plus à faire, elle critique sans mettre des gants l’action de Vladimir Poutine dans le conflit tchétchène ; action qui constitue une véritable violation des droits de l’homme et une atteinte claire à la liberté d’expression. Ses articles interpellent et dérangent le pouvoir russe. Et pour cause, la journaliste sera à maintes reprises menacée de mort, à tel point qu’une femme lui ressemblant de loin, perdra la vie à sa place. Un fait qui la traumatisera, mais pas seulement. En effet, Politkovskaïa (Ania pour les intimes ; mère de deux enfants ; fille du diplomate Mazepa), est obsédée par la vérité qu’elle veut révéler aux yeux du monde, celle de la torture, les prises d’otages, les assassinats de collègues journalistes (Natalia, Rayana, Igor, Iouri…) les massacres de familles entières, viols, pillages, rackets, la mécanique infernale de l’intimidation et de la terreur imposées par le gouvernement russe.
Il y a les pro-russes et puis les bandes extrémistes. La radicalisation est désormais monnaie courante. Elle veut « faire la lumière sur les zones d’ombre » (des deux camps) et pour cela elle n’hésite pas une seconde à se déplacer partout, à être sur le terrain, à enquêter auprès de la population mais également auprès des soldats. Dénoncer la misère innommable et les conditions de vie de la population tchétchène, la peur qui les ronge au quotidien, devient pour la journaliste russe un combat de tous les jours. Et puis Anna est une femme, ce qui constitue un danger supplémentaire, sans compter les railleries du monde machiste : « Une femme non rééducable ».
La guerre est finie en Tchétchénie ? Oui… officiellement ! « Officieusement, rien n’a changé ». Elle refuse d’être complice par le silence de ces indescriptibles horreurs, alors elle le dit (émissions de radios, etc.), elle l’écrit, et elle le fait avec audace : « Moi je suis journaliste, et ça m’est un peu égal, comment on m’appelle, et comment on me traite. Mon affaire est très simple : je dois raconter ce que j’ai vu » (1)
« Les ennemis de l’État se divisent en deux catégories : ceux que l’on peut ramener à la raison et les incorrigibles ».
Suivie depuis plusieurs jours, mise sur écoute, le 7 octobre 2006, quatre balles tirées à bout portant dans l’ascenseur de son immeuble à Moscou, abrègent définitivement la vie d’Anna Politkovskaïa à 48 ans.
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Texte et Mise en Scène : La pièce « Donna non rieducabile » (Femme non-rééducable) est créée en 2007 par l’excellent auteur et metteur en scène contemporain, l’italien Stefano Massini (Prix Pier Vittorio Tondelli (**) dans le cadre du « Premio riccione 2005). Elle est jouée dans tous les grands théâtres d’Europe et adaptée à l’écran par Felipe Cappa en 2009. Auteur de plusieurs autres œuvres, avec l’histoire d’Anna Politkovskaïa, il signe une nouvelle fois l’art de marquer les esprits en racontant le drame de manière efficace, forte, impactante.
Ce que souligne parfaitement la mise en scène, simple, de Michel Bernard au théâtre Poème 2 à Bruxelles, en plongeant les spectateurs dans l’ambiance glauque et terrifiante de ce que fut la vie journalistique d’Anna durant ses enquêtes jusqu’à sa mort. Il nous épate une nouvelle fois avec un excellent casting : la voix et la présence d’Angelo Bison, dont le talent n’est plus à prouver, et on ne s’en lasse pas (on se souvient, notamment, dans ce même théâtre, de « L’Avenir dure longtemps » de Louis Althusser -voir critique du BDO Tribune de mars 2018, également mise en scène par M. Bernard) et l’impressionnante Andréa Hannecart, un regard, une expression qui ne laissent pas le spectateur indifférent. Deux rôles difficiles tant le drame est pesant.
En résumé, une pièce à découvrir certainement jusqu’au 16 décembre 2018. Préparez-vous, c’est fort.
Julia Garlito Y Romo
Quelques précisions :
Traduction : Pietro Pizzuti / Scénographie : Thomas Delord / Dramaturgie politique : Aude Merlin / Lumières & technique : Tom Reed / Musique : The Social Sanity.
Une production Unités / nomade / Coproduction : Theâtre du Sygne / Avec l’aide du Festival de Bruxelles ; du Théâtre Marcelis et du Théâtre Marni. L’Arche est éditeur et agent théâtral du texte présenté.
(*) Primée plusieurs fois pour ses enquêtes, elle reçoit, entre autre, le Prix du courage en journalisme présenté par l’International Women’s Media Foundation (IWMF), octobre 2002 à New York et le Prix Olof Palme pour les droits de l’Homme en (2002). Plusieurs ouvrages à son actif, dont le fameux : « Douloureuse Russie » (2006)
(**) Prix reçu à l’unanimité du jury et le plus important de dramaturgie contemporaine
(1) Extrait de son interview dans l’émission « Pot au feu » (France culture) au sujet de son engagement dans le conflit Tchétchène, le 12 mai 2003