CRITIQUE. « Real Magic » de Forced Entertainment au théâtre de Vidy, Lausanne du 4 au 7 décembre 2018. Mise en scène Tim Etchells. Avec et conçu par Jerry Killick, Richard Lowdon, Claire Marshall.
C’est un jeu. Il n’est pas question de gagner quoi que ce soit, tu es contraint de jouer. Aucune alternative. Mais tu peux changer de rôle. Il y en a trois : l’animateur, le candidat et l’intermédiaire. Tu les incarneras tous. Le but du jeu est la transmission de pensée. Devine à quoi je pense. Myr et Myroska sans truquage. Tu dois trouver un mot, celui auquel pense l’intermédiaire. Facile, tu n’as qu’une chose à faire : penser. Simple, non? C’est une activité automatique. Il suffirait de se concentrer pour virtuellement pénétrer un cerveau. Le mentalisme, voyons, c’est bien connu!
En tant qu’animateur, tu énonces les règles incorruptibles de ce jeu. Tu galvanises tout en entretenant le suspens. Tu y crois et tu es convainquant. Tu ne ménages pas tes efforts: mettre le concurrent en confiance, stimuler son esprit de compétition. Tu encourages, mais impérativement.
Pour le rôle de l’intermédiaire, ta fonction parait aisée. Si aisée, qu’au début tu ne la prends pas au sérieux. Tu n’y penses qu’à peine. De plus tu brandis un panneau sur lequel est écrit le mot auquel tu vas penser. Tu peux t’y référer si tu l’oublies. Seulement, peu à peu, tu te prends au jeu. La réussite du candidat ne sera-t-elle pas un peu la tienne? De plus, et c’est d’une importance primordiale pour le concurrent, tu lui offres trois essais de réponses. Trois, ni plus ni moins.
Te voilà candidat maintenant. Assis sur une chaise, yeux bandés, passif? Non. On attend de toi une activité cérébrale hors norme. Tu te dois d’être à la hauteur. Tu peux le faire. On t’assure que tu en es capable. Fais-le. Sois un gagnant ce soir.
Le public t’applaudit, le public rit, il se gausse de tes erreurs. C’est un faux public, mais qu’en sais-tu, toi qui es sur la sellette? Te voilà moqué, humilié. Tu as eu trois chances, tu les as gâchées, tu sors.
Les mots à trouver sont si simples, si bêtes. Et toi, le candidat, tu ne peux t’empêcher d’avoir toujours les mêmes en tête. Electricité, trou, argent. Pourquoi ceux-là? Les trois libidos? Ces énergies qui entretiennent l’ego de la civilisation capitaliste? Finalement, on essaiera même de t’aider, on finira même par te souffler la réponse. Rien à faire. Tes certitudes bloquent ton esprit.
Tu changes d’apparence. Du banal sous-vêtement, tu passes au poussin ridicule, pour enfiler le conventionnel costume-pantalon et ainsi de suite. Ce qui ne change rien à l’affaire: quelle que soit ta position ou ta tenue, tu es toujours aussi stupidement enfermé dans ce tourbillon infernal.
C’est un exercice de style, cette comédie de l’absurde. Chaque épisode est différent tout en restant pareil. A chaque tentative, les comédiens endossent un nouveau personnage, une nouvelle émotion, un nouveau parti pris. Le comique est de répétition, puisque dans la contrainte d’un scénario immuable. Il est pourtant renouvelé par les propositions créatives des acteurs et leur jeu scénique.
A ce jeu de dupes, les chances de gagner sont inexistantes. L’alternance des rôles n’y change rien. Le manège s’intensifie, il se fait de plus en plus rapide. Le stress est toujours plus écrasant, autant pour celui qui doit deviner que pour l’animateur, atterré des mauvaises réponses. L’intermédiaire, le penseur originel du mot mystère, est accablé par ces défaillances qu’il a d’abord jugées jubilatoires, puis se réitérant sans fin, qui lui paraissent navrantes et incompréhensibles.
Tout le monde est dépité. Que le concurrent gagne pour que cela cesse enfin! Le divertissement s’est transformé en torture, c’est magique, aussi magique que peut l’être la vie réelle, toute à la fois hilarante et tragique, contraignante et burlesque, grotesque, dérisoire mais si précieuse.
La pièce est jouée en anglais surtitré et c’est tant mieux. Le premier degré absurde « so british » passerait peut-être moins bien en français. La troupe des Monthy Python ne la désavouerait pas, non plus que Raymond Queneau et son OuLiPo, ces « rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir ».
Un moment très rigolo et très énervant. Un miroir sociétal.
Culturieuse