CRITIQUE. « Crash Park, La vie d’une île » – conception, mise en scène et scénographie de Philippe Quesne – Théâtre Nanterre-Amandiers du 20 novembre au 9 décembre.
Alors que quelques spectateurs bavardent encore un peu dans la salle, un petit film est projeté sur des écrans placés sur les côtés de la scène. Des voyageurs assis dans un avion exécutent de manière chorégraphique les actions anodines qui structurent tout vol long-courrier : dégustation d’exquis plateaux-repas, lecture allant de Jules Verne au magazine Elle, puis tentative d’assoupissement derrière les masques de nuit, et tout cela, malgré les secousses répétées de l’avion. Une fois le prélude terminé, les comédiens font leur entrée triomphante par la salle. Ils se faufilent entre les rangées de fauteuils, avec un avion de plastique blanc en tête de file. Tout y est, la fumée, la musique épique, on se croirait dans un film hollywoodien à gros budget!
Finalement, le rideau s’ouvre et voilà qu’un monde paradisiaque s’offre à nous: pas de quoi être déçu ! Philippe Quesne, metteur en scène, scénographe et directeur du théâtre Nanterre-Amandiers accorde toujours un soin particulier à ses scénographies, tels des écosystèmes, qui font parties intégrantes du spectacle. Pendant les répétitions, les comédiens se plongent dans cet univers singulier, pour ainsi s’approprier les lieux et évoluer dans cet environnement créatif. « L’île, c’est un véritable microsome des contradictions de la planète du tragique au merveilleux » nous commente Philippe Quesne.
Petit clin d’oeil à « La Nuit des Taupes » (2016), les premiers personnages qui apparaissent sur l’île sont les trois fameuses taupes de sa précédente création en train de gravir les rochers. D’un bout d’avion carbonisé, sortent peu à peu les rescapés. Chacun son tour va ramper dans l’eau pour tenter de traverser les flots marécageux et atteindre l’île. Chaque singularité des personnages s’exprime dans cette traversée: acrobatie fine ou maladresse attachante, chacun joue différemment avec son corps.
Coincés sur cette île pour une période indéterminée, les rescapés vont profiter de ce hors-monde pour s’offrir un rapport renouvelé à la nature. C’est l’occasion de réveiller le Rubison Crusoé qui sommeille en nous. Chaque interprète, flanqué de feuilles et de branchages, célèbre la Dame nature à sa manière; danses et chants s’entremêlent dans une joie communicative. Par ce retour à l’archaïque, on voit se dessiner un nouveau rapport à la langue, au mouvement. Là où devrait être la fin, commence un nouveau début de l’histoire avec la construction d’un nouveau monde – débarrassé des fléaux de notre société. Plusieurs références truffent le spectacle : de l’utopie de Thomas More, des aventures de Jules Verne à Gilles Deleuze, l’île est appréhendée par les différents imaginaires et clichés qui peuplent les arts plastiques ou la littérature.
Au-delà de l’agréable sentiment de joie innocente qui se dégage du spectacle, une tension inquiétante voile cette belle toile. En effet, impossible de ne pas interroger cette vision – utopique/dystopique – de notre monde contemporain. Quel est notre engagement pour changer la société ? Resterons-nous cloués sur notre siège de spectateur alors que l’actualité nous assomme de nouvelles catastrophiques, de naufrages de bateaux, ou irons-nous rejoindre la danse pour imaginer des mondes meilleurs ?
Anouk Luthier
Photo Martin Argyroglo