« RÊVE ET FOLIE » : CLAUDE REGY REENCHANTE LE FESTIVAL D’AUTOMNE

CRITIQUE. « Rêve et Folie » Georg Trakl, mise en scène de Claude Régy – Nanterre-Amandiers, centre dramatique national – du 1er au 16 Décembre 2018 – Dans le cadre du Festival d’Automne. .

Qui a été ne serait-ce qu’une seule fois en contact avec les univers d’élection de Claude Régy – La Barque le soir de Tarjei Vesaas ou Intérieur de Maurice Maeterlinck – n’est aucunement surpris qu’il ait pu être séduit par Rêve et Folie (extrait de Crépuscule et déclin, nrf Poésie/Gallimard) de Georg Trakl, poète des étendues sombres, mort à vingt-sept ans d’une overdose de cocaïne accidentelle (ou pas), et dont la très brève existence n’a été que passages d’un monde à un autre, toutes frontières transgressés dans le même élan fiévreux de brûler son monde à lui. Et pourtant, à chacune des présentations des territoires troubles qui nourrissent l’œuvre de ce « metteur de l’autre scène », on ressent un choc qui laisse interdit. Comme si ces traversées d’espaces inconnus faisaient résonner au plus profond de chacun le sentiment freudien de l’inquiétante étrangeté, ce trouble indéfinissable né d’une césure avec une lecture attendue du quotidien.

Claude Régy a cette sensibilité-là, celle d’être le « poète voyant » dont parlait Arthur Rimbaud, non pas celui par qui le sens est révélé mais cet intermédiaire entre le monde visible et l’univers secret qu’il recouvre pour « exciter les sens » afin que se recrée en chacun la vérité du monde. Partie intégrante du dispositif, le cérémonial d’entrée dans la salle – sas de silence imposé comme de nécessaires ablutions pour laver l’esprit, encombré des bruits du dehors – résonne comme une invitation au voyage intérieur. De même, une fois installé librement dans la salle du « Petit Théâtre » du TNT de Toulouse éclairée en la circonstance par de faibles lumières, le spectateur est-il plongé dans le noir intense doublé d’un silence de plusieurs minutes, comme une purge de toutes les passions qui viendraient parasiter l’expérience sensorielle à venir.

Et lorsque, émergeant très lentement de l’obscurité qui la contenait, la silhouette de Yann Boudaud – « acteur » des univers de Claude Régy – se dessine comme une esquisse aux contours tremblant échappée des ténèbres, nous sommes en condition pour accueillir en nous la palpable absence-présence. Comme si des limbes où il était, il venait à notre rencontre pour « parler » ses rêves et folies. Sous des lampes led projetant les lumières improbables composées par Alexandre Barry – sous-éclairages faisant voir sans savoir – il va « interpréter » à la vitesse du son vibrant d’immobilité un étrange cérémonial où il sera question de jeux secrets au jardin étoilé, de cimetière en ruine, de lit glacé, d’extase sauvage, d’un choral d’orgue qui l’emplit des frissons de Dieu, ou encore d’un chat sauvage étranglé par ses mains glacées…

Est-ce là une existence incarnée ou l’étrange évocation d’un revenant surgi de territoires qui appartiendraient au monde de la mort ? Nul ne le sait ; et c’est bien là, dans ces eaux incertaines de l’inconnu, entre poésie et théâtre, entre silence et immobilité, que « s’écrie » (sic) l’œuvre de Claude Régy. Pour lui, l’écriture ne peut exister sans la poésie qui introduit à l’ère du soupçon (Nathalie Sarraute, qu’il aime à citer) : « Les mots servent à libérer une matière silencieuse qui est bien plus vaste que les mots ».

C’est que l’énigme posée par ce jeune poète aux fulgurances existentielles dont la destinée vacille entre Rêve et folie ne peut être appréhendée de manière transparente. En effet comment pouvoir donner à entendre tout à la fois la jouissance liée à la relation incestueuse partagée avec sa sœur dont il était éperdument amoureux et les affres de la culpabilité héritée d’un père protestant rigide et d’une mère catholique très prude ? Comment faire résonner le conflit qui déchire ce jeune-homme épris d’une liberté qui l’amène à transgresser non sans volupté tous les interdits (alcool, drogue, dérèglement des sens, et le tabou des tabous qu’est l’inceste) et repris sans cesse par le démon de ce qu’il nomme « La Faute » ? La mise en jeu de ces oppositions internes liées aux pulsions de vie confrontées aux pulsions de mort se traduit par les oppositions créées par des lumières oscillant entre la nuit complète et le crépuscule nimbé de blanc qui portent chacun vers ses (les siens, les nôtres) territoires inconnus tout à la fois obscurs et lumineux. « Ça » parle en chacun, car le bruissement continu des frontières troubles et troublantes fait vaciller la conscience du spectateur vers un état second propice à la création d’un monde recomposé où la vie dispute à la mort la préséance.

Quant à la voix de Yann Boudaud, elle participe totalement à cette création d’un univers des lisières. Elle résonne comme la voix étranglée d’un adulte qui, se réveillant brutalement d’un cauchemar terrifiant, entend sa voix ancienne – celle fluette de l’enfance – énoncer en boucle la litanie du « dé-lire » de sa réalité vécue. « Au soir le père devint vieillard ; dans de sombres chambres, le visage de la mère se pétrifia et sur le garçon pesait la malédiction d’une race dégénérée. (…) La nuit, sa bouche éclatait comme un fruit rouge et les étoiles s’allumaient sur sa détresse muette. (…) Et la nuit engloutit la race maudite », aveu de l’indicible inceste.

Les sons lancinants composés par Philippe Cachia accompagnent subtilement le souffle de l’écriture comme un prolongement muet. De même que les mouvements générés au ralenti de cet homme au bord du précipice et tendu comme un arc par une énergie sans avenir, relèvent d’une chorégraphie intuitive qui, même au moment du salut final, perdure dans l’obscurité éclairée.

Le miracle – c’en est un – c’est que de ce voyage au plus profond des abîmes noirs de Rêve et folie, poème en prose écrit par un jeune homme à fleur de peau, on revient vivifié, serein… Comme si, en lien avec notre inconscient, ces transgressions – métamorphosées par la magie d’une mise en jeu poétique faisant écho au texte original – nous avaient libérés du lourd fardeau d’un monde définitivement clos sur lui-même, un monde sans échappatoire et privé d’horizon, un monde dont la violence sourde n’en finit pas de peser comme un couvercle sur « le dur désir de durer ».

Yves Kafka

Création 2016 lors du Festival d’Automne de Paris au CDN Nanterre – Les Amandiers.

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