CRITIQUE. « Hearing » Amir Reza Koohestani – TNB, Rennes dans le cadre du festival TNB – Spectacle en Persan surtitré en Français et Anglais – Du 15 au 17 novembre 2018.
Hearing : déjà ce titre résonne de manière polyphonique : est-ce « la voix » d’homme surprise par Samaneh ce soir de réveillon dans un pensionnat de jeunes filles de Téhéran, voix qui se serait échappée de la chambre de Neda, son amie ? ou est-ce « l’audience » qui en résulte, puisque dans la société iranienne il n’est point permis aux jeunes filles d’introduire un homme dans leur chambre ? A partir de cet incident « mineur », l’auteur metteur en scène va nous immerger dans un univers troublant où vacillent les repères du temps qui n’arrête pas de passer, celui de la mémoire individuelle occupée tout entière par une culpabilité latente et obsédante, culpabilité non sans lien avec la société qui la produit.
Cette œuvre théâtrale (trois actrices sur scène, une assise dans la salle, toutes revêtues du hijab, ce voile islamique destiné à soustraire leur féminité au désir des hommes, alors que, nouveau paradoxe, ce caché-montré suggestif ne fait qu’exalter la beauté des traits des comédiennes) est « construite » en empruntant au cinéma son écriture déstructurée qui a pour mérite de nous jeter en plein dans l’arène du conflit interne mettant à mal Samaneh. En effet, on découvrira que la répétition presque – et tout est dans ce « presque » qui marque un décalage imperceptible de « l’image » – à l’identique des tableaux de l’interrogatoire par la surveillante (un peu comme un vinyle rayé d’antan, lorsque le saphir sautait pour retourner infailliblement dans le même sillon) ne situe pas l’action dans le présent de Samaneh mais dans sa mémoire qui lui « représente » sans cesse les scènes d’interrogatoire passées.
Les voix – celle de l’homme, voix fantasmée ou réelle ; celle de Samaneh jeune fille prude et inhibée, puis entre temps devenue femme, mère de famille ; celle de Neda qui aurait « fauté » selon les codes sociétaux rigoureux en vigueur ; mais aussi celle de Neda qui parle maintenant de l’autre côté de l’existence, s’étant suicidée depuis ; celle de la surveillante assise dans la salle comme si c’était la nôtre voix, détentrice d’un pouvoir de jugement – toutes ces voix se mêlent les unes aux autres pour créer un tourbillon vertigineux qui aspire le spectateur dans le siphon du maelström tourmentant Samaneh.
On ne saura jamais la vérité sur ce qui s’est passé ce soir-là dans le dortoir de ce pensionnat de jeunes filles à qui on avait accordé la permission de rester pour étudier pendant les vacances du nouvel an. Est-ce là le fruit des frustrations sexuelles de Samaneh qui lui ont fait halluciner une voix d’homme, voix rejeton du désir refoulé ? Est-ce là l’habileté de Neda à nier la réalité pour survivre au diktat d’un règlement qui fait fi des pulsions sexuelles au nom d’une soumission à l’ordre des « puissants » ? La confrontation des différentes versions rend compte que l’endroit de la vérité est une chimère à jamais atteignable. En revanche, les conséquences, elles, sont tangibles et les « dégâts collatéraux » de cet événement apparemment sans gravité essentielle sont considérables.
La surveillante – l’une des jeunes filles de l’internat, volontaire pour endosser cette fonction afin de pouvoir payer ses études – dit clairement, derrière la rudesse de ses paroles, que cet acte inconséquent, dénoncé dans un rapport écrit, menace son avenir en faisant peser sur elle un renvoi immédiat pour défaut de vigilance. Neda, elle, a dû interrompre ses études après son exclusion de l’établissement, elle s’est exilée en Suède puis s’est suicidée, en lien ou pas avec son renvoi, on ne le saura pas, et elle aussi peut-être ne l’a-t-elle jamais su. Quant à Samaneh, elle tente désespérément de remettre de l’ordre dans sa tête en « repassant » inlassablement en boucle ses interrogatoires pour tenter d’en effacer les plis douloureux afin de (se) raconter une version qui la disculperait de toute responsabilité morale dans le sort tragique réservé à son amie disparue ; mais en pure perte, et la répétition lancinante du même lui déchire le cerveau.
L’utilisation d’une caméra embarquée sur l’œil des protagonistes ajoute à la confusion de l’espace-temps et fait de ce non-lieu constitué par le plateau, la salle d’où parle la surveillante, l’au-delà, les temps présent et passé, un artéfact multifacettes d’une réalité qui résiste à toute objectivation : on croit en effet qu’il s’agit là d’une manière de filmer le point de vue de chacune et on découvre que ces séquences projetées ont été enregistrées auparavant. Leur restitution donne à voir un paysage mental totalement morcelé – tant dans l’espace que dans le temps – et sautant de manière anarchique comme des scènes filmées par une caméra folle à l’épaule.
Saluer à leur juste valeur l’inventivité et la pertinence du dispositif créé pour faire éprouver de manière sensible – et pas simplement faire comprendre par l’intellect – les affres de la culpabilité liée à une situation à haute valeur traumatique ne peut que rejoindre les intentions d’Amir Reza Koohestani, auteur metteur en scène de très grand talent. En revanche, dans le débat fort intéressant qui a suivi, nous ne le suivrons pas sur un point, apparemment crucial pour lui : la lecture non politique qu’il fait de sa proposition qu’il entend cantonner à ses dimensions poétiques et psychologiques, semblant ignorer que les individus en tous lieux et en tous temps étaient – du moins en grande partie – les produits de l’organisation sociale qui les « conditionne ». Ce serait là faire peu de cas de la part du surmoi collectif – héritier d’une structure sociétale garante des codes d’une culture – dans la construction de la culpabilité individuelle.
Cette interprétation qui rejette la responsabilité d’un état, l’Iran, où la violence des diktats imposés par le régime autoritaire à toute velléité d’émancipation de l’individu – femme et homme confondus – participe grandement aux affres individuelles, est à questionner. En effet, il est difficile de croire que ce fin analyste du fonctionnement humain puisse sous-estimer un seul instant les répercussions du poids du carcan politico-religieux qui pèse sur chaque comportement. Un même événement dans un pays aux mœurs plus libres n’aurait manifestement pas produit le même enchaînement de désastres.
Alors, lorsque ce brillant jeune metteur en scène, promis à un succès des plus légitimes, s’emploie à balayer le doute que l’on peut formuler sur l’authenticité de sa position lorsqu’il avance que l’occident, victime de ses idées préconçues, attend qu’il se fasse l’ambassadeur d’une société malade de son pouvoir politico-religieux pour mettre en avant son travail, nous restons perplexes. Plus exactement, à travers son insistance à nier ce qui nous apparaît être une évidence hélas incontournable, nous comprenons que si Amir Reza Koohestani veut continuer à exercer son art – et il le doit absolument tant il est doué! – il doit dans ses commentaires faire quelques concessions au pouvoir des mollahs qui lui attribuent le droit d’exister en tant qu’artiste, iranien de son état, car tel est effectivement leur pouvoir. Est-il ici utile de rappeler ici que la république théocratique islamique, promulguée en 1979 par l’ayatollah Khomeini, décrète que toutes les activités – y compris donc les activités culturelles – sont soumises aux principes de la loi coranique exercée sous la tutelle du docteur de la loi religieuse.
Hearing, témoigne – et avec grand talent artistique – de ce maillage inextricable entre individu et société. En cela c’est une pièce maîtresse du focus dédié par FAB à l’exposition des interactions entre les cultures occidentales et celles du proche et moyen orient. Et personne ne s’y est trompé.
Yves Kafka
Image: Hearing © Amir Hossein Shojaei