CRITIQUE. « Sandre » de Solenn Denis / Collectif Denisyakd – avec Erwan Daouphars – du 13 au 16 novembre 2018 – Théâtre le 140, Bruxelles.
Magistrale folie.
« Sandre » est le récit d’une femme, de sa vie, de son amour, de son homicide. Sur scène, seulement une petite estrade métallique sur laquelle est posé un fauteuil vieillot, fait de bois sombre et de tissus. Un guéridon de bois sombre également, un lampadaire à l’abat-jour à franges et à l’interrupteur à cordelette. La scénographie est sobre. Erwan Daouphars, un homme, joue cette femme, juché(e) sur le trône tout le long du spectacle. Il est habillé en homme et est assis légèrement de biais, le bras sur l’accoudoir, ou de face, la tête droite. L’éclairage est tamisé, dans l’intimité d’une révélation, la voix est calme, le ton retenu, les mouvements lents.
Une tasse à la main, elle entreprend de nous raconter de manière confuse sa vie de jeune épouse, la relation à son mari, les attentions qu’elle lui porte afin de le contenter, sa vie de femme à la maison, sa vie de mère, doux et paisible enfermement, tout en retrait, taiseuse, obsessionnellement dévouée. Avec une fausse douceur d’expression, elle nous décrit la vie professionnelle de son mari. Elle a été élevée dans l’idée qu’un homme se garde en lui faisant de bons petits plats. Elle mange pour l’accompagner et grossit beaucoup. Dans le même temps où son mari ne semble plus l’aimer, passant de plus en plus de temps au travail, elle se rend compte qu’elle est enceinte.
Elle apprend qu’il va aller vivre avec l’autre, la quitter, fuir, la laisser à son dévouement inutile. Elle bascule dans le déni de grossesse. Il y a encore dans ses yeux d’épouse une incompréhension quant à la situation, aux raisons, aux erreurs. Le monologue se fait plus intense, plus sombre avec des accès de colères contenues, les dents serrées. La folie habite Erwan Daouphars qui distille l’effroi, saisi par cette lente montée au paroxysme de l’expression démente. Elle tuera au mobile de la perte de sens d’une vie d’étouffement, folie d’épouse destituée, de mère bancale, de beauté perdue, de confort menacé, de fin d’existence. Surcroit de tension, jusqu’au plus petit geste, regard perçant, ton menaçant, la dramaturgie s’amplifie à mesure qu’elle nous démêle son histoire.
Le collectif Denisyak nous enferme dans ce monde glauque du quotidien oppressant d’une femme seule qui revient sur son effondrement. Seul, Erwan Daouphars, à peine les premières phrases énoncées, est une femme qui petit à petit devient effrayante, nous cloue à notre siège et nous sert le ventre, les yeux grands ouverts de stupéfaction. Son visage impressionnant, ses mains chargées d’expression ; c’est une magistrale interprétation dont ce comédien fait montre. Le texte très bien écrit de Solenn Denis a trouvé son porte-parole.
Annick et Emmanuel Bienassis
Vu au Off d’Avignon