CRITIQUE. « Saigon » – mes Caroline Guiela Nguyen – TNS, Théâtre National de Strasbourg, du 6 au 17 novembre 2018.
Quand on est née Française d’une mère vietnamienne métissée indienne ayant connu l’exil en 1956 au moment de la partition du pays (suite à la mémorable débâcle française de Dien Bien Phu deux ans auparavant), même si on n’a personnellement jamais vécu dans ce pays éloigné de plus de dix mille kilomètres du nôtre, des liens secrets unissent viscéralement à ce continent comme des rhizomes d’autant plus vivaces qu’ils n’ont pas vocation à être exhibés à l’air libre. Ce mystère fondateur, la jeune metteure en scène Caroline Guiela Nguyen s’en est emparé pour proposer à onze comédiens, issus des deux communautés, la française et la vietnamienne, ne parlant pas la même langue mais inexorablement liés par l’Histoire, d’écrire avec elle le récit de l’existence « minuscule » (écho de La Vie mode d’emploi de Georges Pérec) de ces « oubliés des projecteurs » qui pourtant constituent le sel de la terre.
La scénographie servant de cadre à cette exposition d’existences aux identités flottantes entre deux continents, n’appartenant in fine à aucun puisque étant le fruit de l’héritage des deux, choisit un restaurant vietnamien, Le Saïgon, comme lieu de rencontres de ces vies éclatées. Le personnage central de ce restaurant traversé par les heurts et bonheurs liés à la vie comme elle va est la tenancière des lieux qui règne – elle se prénomme Marie- Antoinette – sur sa cuisine en confectionnant ses sempiternels Cha Gio, Banh chung ou Pho, et entretient avec chacun une relation des plus empathiques. « Son » restaurant elle l’a ouvert à Paris en 1956, après avoir dû laisser celui de Saïgon en emportant avec elle le chagrin des départs.
De même que l’inconscient – qui dit de nous ce que nous ignorons de lui – est intemporel, la construction de l’espace-temps est éclaté : de 1956 à 1996 (soit quarante années encadrées par l’exil forcé et la levée de l’embargo par les Etats-Unis autorisant le retour au Vietnam des exilés), les allers retours entre les époques et les lieux (XXII ème arrondissement de Paris où les immigrés vietnamiens ont trouvé refuge et Saïgon qui deviendra en 1975 Hô Chi Minh ) miment ce temps chaotique qui n’arrête pas de passer en eux. « Eux », ce sont des êtres des plus ordinaires, pas des « héros » même si ce qu’ils portent en eux (parfois à leur « in-su ») pourrait donner le statut de tragédie intime à leur parcours.
La scène s’ouvre à Paris en 1996 sur ce fils, au prénom bien français d’Antoine, qui demande de manière insistante à sa mère vietnamienne de lui dire ce qu’elle a vécu de différent de lui. On sent dans cette question apparemment saugrenue – liste de dix points à écrire – à laquelle elle a du mal à répondre, combien le fait d’être lui l’enfant d’un passé qu’on lui dérobe, est source d’une angoisse diffuse qui le travaille de l’intérieur. Quant à la mère, venue en France dès 1956, elle se met subitement à reparler vietnamien lorsqu’est évoquée la possibilité devenue légale d’un retour dans son pays d’origine. Le trauma est là, palpable chez les deux, trouble augmenté par la question redoublée du fils qui lui demande où elle voudrait être enterrée : là ou là-bas ?
Ce sont aussi les affres de la jeune Mai, fiancée transie d’amour pour Hao, parti lui en France pour faire ses études, et qui ne lui adresse depuis aucun signe de vie. Sans doute l’a-t-il oubliée, « les Françaises sont belles, riches et grandes », et la souffrance de la jeune fille est telle que des vœux de mort lui échappent.
C’est aussi, Edouard, ce soldat français ayant combattu dix années les Vietcongs – dans ce qui était au début l’Indochine. Il était tombé follement amoureux de Linh, ravissante et aimante, seule capable de le consoler des atrocités vues et commises (Cf. Le musée des Vestiges de guerre d’Hô Chi Minh Ville). Il vivait chez elle, mais le vent de l’Histoire ayant tourné comme on sait pour le pays colonisateur, il ne pouvait plus rester ici, il lui fallut partir. Linh le suivit en France grâce à leur mariage lui ayant permis d’obtenir la nationalité française. Mais quelle que soit la force de l’amour qu’ils se portent, le retour fut compliqué… Lui ayant affaire aux démons qui le torturent, elle sentant bien au travers de certains regards adressés par des Français de souche qu’elle n’est pas des leurs même si son passeport indique le contraire en toutes lettres.
Quant à Marie-Antoinette, son séisme à elle, c’est la disparition de son fils parti du Vietnam pour trouver du travail en France en 1936 et n’ayant plus donné de nouvelles. Elle apprendra qu’il fut tué lors d’un bombardement des alliés sur une usine d’armement. Son chagrin est si fort qu’elle sombre dans le déni de sa disparition et met sa plus belle robe pour fêter chaque année l’anniversaire de son fils.
Portraits vivants issus d’une humanité plurielle qui dans l’ambiance hautement colorée (autel des ancêtres voisinant avec le karaoké et les fleurs kitsch) d’un restaurant vietnamien du XXIIème arrondissement parisien et de sa réplique asiatique, tente d’établir un pont entre deux rives écartelées par l’Histoire. Et comme au Vietnam tout se raconte dans les larmes, de peine et de joie, ce qui ressort de cette immersion grandeur nature dans l’humanité de ces êtres s’adressant à notre sensibilité, c’est le sentiment d’avoir vécu là quelque chose d’assez unique : un théâtre qui élit la réalité vécue comme la matière vivante de son art annihilant autant les frontières entre la grande Histoire et les histoires intimes que celles fixées arbitrairement par les gouvernants.
A en croire les ovations des plus nourries, le message de Caroline Guiela Nguyen a été parfaitement entendu : « Nous sommes faits d’autres histoires que la nôtre, nous sommes faits d’autres blessures que les nôtres ». Ce sont les récits partagés des rires et les larmes qui constituent le chemin vers l’humanité.
Yves Kafka