CRITIQUE. « Le Nozze di Figaro » (Les Noces de Figaro) – Opéra de Wolfgang Amadeus Mozart créé à Vienne le 1er mai 1786 – Livret de Lorenzo da Ponte d’après « La folle journée » ou « Le Mariage de Figaro » de Beaumarchais – Mise en scène et décors : Stephan Grögler – Direction musicale : Carlos Aragón – Production de l’Opéra Grand Avignon (en co-réalisation avec l’Opéra de Rouen Normandie) donnée à l’Opéra Confluence d’Avignon les 21 et 23 octobre 2018.
Alors que l’Opéra historique du centre ville se recouvre d’une impressionnante carapace d’échafaudages laissant augurer un bel écrin pour les saisons à venir, la saison lyrique 2018-2019 de l’Opéra Grand Avignon prend place pour la deuxième année consécutive dans la structure éphémère de l’Opéra Confluence qui semble avoir été adoptée par le public avignonnais, d’autant plus facilement qu’elle offre une salle de spectacle de qualité tant pour les spectacles lyriques que pour les créations du Festival d’Avignon qui, profitant de l’aubaine, a investi les lieux l’été dernier avec bonheur.
Cette deuxième saison un peu atypique, baptisée « Egalité », s’ouvre par Les Noces de Figaro, ce grand classique du répertoire dont le sujet fait grandement écho au thème républicain de l’année.
Da Ponte qui signe là sa première collaboration avec Mozart a retravaillé habilement cette « folle journée » de Beaumarchais, censurée lors de sa création, afin de mettre en avant les personnages et leurs sentiments dans des situations sans cesse rebondissantes, tout en estompant les aspects provocateurs et franchement politiques de la pièce de référence. Il n’en demeure pas moins que l’opéra contient de manière implicite, et en particulier au travers de la musique même de Mozart, des attaques incisives contre les privilèges, les inégalités, la condition des femmes et véhicule des idées dans l’air du temps en Europe quelques années avant la Révolution française. L’air de Figaro du premier acte « Se vuol ballare… », a priori inspiré par une simple jalousie toute naturelle, semble particulièrement significatif de ce point de vue.
Au travers de ce sujet, il semble ainsi que Mozart ait eu en main une matière première idéale lui permettant de sonder les cœurs et l’âme humaine et d’analyser finement les sentiments des protagonistes tout en portant les valeurs humanistes et les idées novatrices qui lui étaient chères.
La mise en scène et les décors de Stephan Grögler nous plongent brutalement et de manière surprenante au cœur d’un déménagement où les caisses et les cartons côtoient les objets les plus hétéroclites de toutes les époques. De riches costumes du XVIIIème siècle sont portés par les nobles, les valets portent des tenues de service contemporaines, des soubrettes en tenues légères traversent la scène dans un charmant remue-ménage. Stephan Grögler évoque les préludes d’un bal masqué pour fêter les noces et avoue avoir voulu jouer avec ce lieu éphémère et transitoire qu’est l’Opéra Confluence.
On pressent que dans cet environnement instable dans lequel rien n’est figé et qui laisse la porte ouverte à toutes les turbulences et à tous les stratagèmes, les personnages devront trouver leur place, devront composer avec leurs désirs, leurs sentiments et toutes les contraintes de ce microcosme, reflet d’une société en pleine évolution. On se prépare à fêter des noces mais on célèbre aussi l’abolition du droit du Seigneur qui symbolise cette remise en cause de l’ordre établi. On est bien dans une période charnière dans laquelle les courants de pensées du siècle des Lumières prennent corps.
Les options de mise en scène de Stephan Grögler sont en parfaite adéquation avec ce contexte et peu importe l’époque… Les relations humaines dans toute leur complexité, les contraintes, les conflits et les rapports de domination qui en découlent sont une constante. Dans ce domaine le droit du Seigneur, qu’on pourrait assimiler à des termes plus contemporains comme « abus de pouvoir » ou « harcèlement », ne manque pas d’évoquer une certaine actualité.
Mais au-delà de cet aspect sociétal c’est avant tout l’aspect humain, dans tout ce qu’il peut avoir d’universel et d’intemporel, qui est mis en avant et qui constitue la grande richesse de cet opéra. L’analyse des âmes et des sentiments et la profondeur des personnages, admirablement exprimées par la musique de Mozart, sont parfaitement révélées par la mise en scène de Stephan Grögler. Les interprètes, tous parfaitement crédibles, sont dirigés de main de maître dans une direction d’acteurs irréprochable.
L’ensemble est mené avec dynamisme et allégresse avec les traits d’humour nécessaires qui apportent toute sa légèreté à l’opéra. Les nombreux jeux de cache-cache sont traités avec drôlerie, on se camoufle avec beaucoup d’agilité derrière des draps, une échelle, dans un coffre de déménagement ou dans un tonneau. A contrario les scènes intimistes dans lesquelles les sentiments sont mis à nu sont traitées avec beaucoup de finesse et de retenue.
Les décors, différents à chaque acte, reflètent les désordres et les incertitudes qui troublent les esprits des protagonistes et créent un environnement disparate et coloré. Le contexte est plutôt évocateur du XVIIIème siècle mais, comme dans un inventaire à la Prévert, on y trouve les objets les plus divers et inattendus comme des coffres de déménagement, des échelles, une horloge comtoise, une lampe Arts déco, un fauteuil design, une baignoire belle époque ou, au deuxième acte, des mannequins de couture revêtus de robes bourgeoises qui semblent évoquer cet immobilisme bien mis à mal par la suite. Mis en valeur par des éclairages recherchés et un souci permanent d’esthétique, ces décors et ces costumes bigarrés produisent des images du plus bel effet.
La distribution est homogène et les interprètes, tant par leur âge et leur profil que par leur timbre de voix répondent tous aux exigences de leurs rôles.
Norma Nahoun dans le rôle de Susanna apporte son timbre limpide et nuancé aux états d’âme d’une jeune femme amoureuse, jalouse, fragile, souvent espiègle et enjouée, et forme un couple harmonieux avec Yoann Dubruque qui incarne un Figaro habile et vif, à la voix claire et assurée, qui entend bien défendre ses droits mais qui sait aussi parler d’amour avec une certaine sensualité. Ils apportent un souffle d’air frais dans ce monde rétrograde qui semble vivre une fin de règne.
David Lagares est un Comte Almaviva plein de prestance, imposant par sa taille et sa voix, qui sait faire preuve d’autorité, une autorité bien mise à mal par l’air du temps, mais qui exprime avec nuance ses sentiments, sa nostalgie, ses élans amoureux et son repentir final.
Maria Miró apporte son timbre profond et puissant à une Comtesse Almaviva, amoureuse sincère, qui n’a pas oublié son passé et qui a sans doute beaucoup de mal à s’intégrer dans cette noblesse libertine. Elle se révèle particulièrement émouvante dans l’air « Dove sono… » dans lequel elle évoque avec nostalgie son passé amoureux avec le Comte quand elle n’était que la jeune Rosine.
Cherubino, personnage incontournable qui est un peu le sel de l’opéra, est interprété par la mezzo soprano Albane Carrère qui apporte fraîcheur et candeur au jeune page, papillon amoureux qui découvre les tourments et les troubles de l’amour. La voix est limpide, juvénile comme il se doit, mais manque parfois d’ampleur pour surmonter l’orchestre.
Jeanne-Marie Lévy, dans le rôle de Marcellina, et Yuri Kessin, successivement dans les rôles de Bartolo et Antonio, avec des voix fidèles à ce que l’on peut attendre d’une duègne amoureuse, d’un vieux barbon revanchard et d’un jardinier aviné de l’ancien monde apportent une note burlesque bienvenue avec un jeu et des costumes baroques frisant la caricature.
Citons encore les très bonnes interprétations, tant sur le plan vocal que par leurs talents d’acteurs, d’Eric Vignau dans les rôles de Don Basilio et Don Curzio et de la jeune Sara Gouzy qui interprète une Barberina au timbre frais et limpide.
L’Orchestre régional Avignon-Provence et les Chœurs de L’Opéra Grand Avignon confirment leur excellent niveau musical et leur polyvalence. La direction précise et expressive de Carlos Aragón contribue au haut niveau musical de l’ensemble, tantôt avec vivacité, tantôt avec retenue et profondeur, et le continuo, interprété sur piano forte par le chef lui-même, soutient les récitatifs avec beaucoup d’expression et de finesse.
Un spectacle fin et esthétique à la hauteur du génie et des intentions de Mozart qui ouvre avec bonheur cette saison « Egalité ». Un autre Mozart serait bienvenu pour la troisième et dernière saison de l’Opéra Confluence naturellement baptisée « Fraternité », un thème que pourrait illustrer avec pertinence « La Flûte enchantée ».
Jean-Louis Blanc
Photos Cédric Delestrade / Opéra d’Avignon