CRITIQUE. “Tous les enfants veulent faire comme les grands”, écrit et mis en scène par Laurent Cazanave, Théâtre les Déchargeurs, jusqu’au 13 octobre du mardi au samedi à 19h30.
Moins théâtral que poétique, ce petit morceau d’art est surtout une pièce à entendre, la création musicale et le travail des voix triturant l’oralité, creusant le verbe, fouillant les respirations, si bien qu’on est un peu ivre de mots en sortant.
C’est une poésie radicale : ramenée à l’essence, à la pureté naïve, à l’enfance (de l’infans latin, celui qui ne parle pas -encore); c’est ingénu, spontané, avec cette affirmation de l’évidence quand elle est immédiate. C’est la poésie des gosses, ça fuse, ça fonce, ça s’émerveille de tout, ça trois petits chats – chapeau de paille, ça bondit, ça saute, ça cabriole, ça joue, et puis c’est grave parfois. C’est beau la gravité des gosses, le sérieux des mômes. C’est la fragilité de l’essentiel, et c’est joli comme un cœur qui pense et qui parle. Un cœur qui se regarde et qui s’écoute, un cœur qui se demande à lui-même des pourquoi d’enfants, pourquoi tu bats, pourquoi tu pleures, et t’en as un toi aussi, dis, et il est comme le mien, dis, il bat aussi quand le mien bat, pourquoi il entend pas quand le mien lui parle, t’écoutes, dis, t’écoutes ?
Ils sont quatre sur scène : Hector Manuel et Michaël Potlhlichet sont des enfants fascinés, pour qui tout ce qui est curieux est beau, et si c’est beau, ça se chante et ça se rit ! Nathan Bernat et Flora Diguet sont des plus grands, à peine dérobés à l’innocence, ceux qui commencent à répondre à leurs propres questions, mais à qui appartiennent encore les magies des premières fois. Au loin, des adultes désincarnés, ces êtres un peu étranges et inquiétants, qui rôdent autour de l’écrin où la jeunesse se cache pour grandir ; une clairière intacte dans la forêt de papier. Les arbres, découpés en silhouettes blanches fragiles comme ce basculement du baiser qui n’ose pas, ce basculement de l’adolescent dans l’adulescence, ne découpent pas les lumières d’Armand Coutant. Leur filtre de papier est une autre douceur à l’espace, plus clair, moins lumineux : ils protègent la pudeur de ces instants d’éclosion et demandent au matin, au grand jour puis au soir tombant, de marcher sur la pointe des pieds pour entrer là, à rayons feutrés. Il ne faut pas déranger la jeunesse qui se rencontre dans l’érotisme et la pudeur.
Qu’elle est délicate et tendre, cette question du premier baiser au théâtre, qu’il est réconfortant ce hors-temps d’une heure qui parle d’une chose si simple et si universelle. Vous souvenez-vous de votre premier baiser ? J’avais quatre ou cinq ans, c’est une sortie scolaire dans un château près de Paris au grand parc vert, aux arbres gigantesques pour la petite fille que j’étais, et il y avait Romain, ses cheveux blonds, ses yeux bleus et ses dragons imaginaires que nous aimions chevaucher en parole à la récréation. Il me trouve là derrière un arbre un peu rêveuse : « qu’est-ce qu’il y a ? », je réponds que je suis amoureuse, je suis une pivoine croisée d’une écrevisse, il rigole, veut savoir de qui, et confuse, j’épèle : « t, o, i » : il écarquille les yeux, déconcerté, et confesse tout dépité : « je sais pas lire ». Ce baiser là n’est pas venu, mais aux Déchargeurs on est venu fouiller ma mémoire pour lui arracher cette tendresse enfouie, que j’avais oubliée. Bravo, Monsieur Cazanave.
Marguerite Dornier
Photo J.L. Fernandez