CRITIQUE. « Les Démons », librement inspiré du roman de Fédor Dostoïevski, adaptation et mise en scène de Sylvain Creuzevault jusqu’au 21 octobre aux Ateliers Berthier – Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris – Durée : 4h (hélas).
Les Démons démontés
Voilà donc le théâtre qui a vidé les théâtres. Ce galimatias informe, tordu, compliqué, illisible, indigeste, vaseux, déséquilibré, d’un snobisme à crever avec son populisme mièvre qui se fout de votre gueule tout sourire. Et vous verrez qu’ils se gargariseront d’avoir réussi à fâcher, après tout, c’est une émotion forte, ça, la fâcherie ! Pour le théâtre hip, hip, hip !
Qu’est-ce que c’est que cette course seins nus d’on ne sait plus laquelle de vos actrices, elles sont toutes habillées pareil, on ne reconnaît personne ? Et ce Sympathy for the Devil massacré histoire de donner votre la désaccordé à une composition sans queue ni tête, du théâtre en veux-tu, en voilà, regardez comme j’ai farci ma dinde, étouffez-vous avec ! Bon, Monsieur Creuzevault n’aime pas l’écrit, ça le barbe, donc choisissons un roman et désécrivons-le. « Les textes, c’est très bien, mais il faut toujours s’en méfier un peu » explique le complaisant dans le précieux livret distribué à l’entrée (pas de bol, ce qu’il y a de plus supportable, c’est de lire, justement). Première bonté du metteur en scène, nous avoir délivré du dangereux écueil du texte dont nous serions bien incapables de nous prévenir tout seuls, truffes que nous sommes. Merci Monsieur Creuzevault de votre immense pédagogie.
Résultat des courses : faute de texte, un troupeau d’acteurs braillards qui bêlent à qui mieux mieux ce qu’ils arrivent à improviser -c’est que le texte, ce n’est pas leur métier, Monsieur Creuzevault, et que bien conscients de manquer à lui donner de l’épaisseur, en impro, comme ça, ils compensent par la puissance. Ils sont trop occupés à s’écouter eux-mêmes pour s’écouter entre eux, c’est une cacophonie. On croirait à un roleplay de geeks : on a sa fiche personnage, et on joue entre trentenaires mal dégrossis en essayant de toutes ses forces de placer trois phrases pour exister. Pauvre Valérie Dréville dans le rôle de Varvara Stavroguina qui réussit à choper la parole et ne sait plus quoi en faire ! On ne comprend rien. Rien. Ça n’a même pas le charme du désordre, l’inconvenance du bordel, la visée politique de la déconstruction : c’est juste un naufrage, et douloureux pour les oreilles. Les yeux, ils n’ont pas grand-chose à voir, tout est très fade quand le parti-pris esthétique se concentre autour du plastique d’une bâche.
Rassurez-vous, spectateurs, ils sont très attentifs à ce que vous passiez une bonne soirée. Ma voisine de droite avait eu le bon sens de s’enfiler quatre coupes (j’ai compté) du champagne qu’on vous fait passer pendant que l’autre fille court partout seins nus et qu’on massacre les Stones sur scène. Si seulement je buvais de l’alcool ! Régulièrement, on s’adresse gentiment à nous pour s’assurer qu’on suit, parce qu’on est un peu bébête, nous autres. Ce n’est pas bien important qu’on entende quoi que ce soit à ce qui se passe, mais il faut quand même qu’on continue à regarder dans leur direction. Avec le niveau de langue d’un ado en crise, on vous rappelle à l’ordre avec la bonhommie d’un politicard, une petite question rhétorique et un clin d’œil complice qui vous tétanise (de quoi est-on complice ? j’ai rien signé !)
Quelle pitié de regarder ces preux comédiens se figer régulièrement dans des postures ridicules (c’est de l’art, vous comprenez) et interrompre leurs rares moments de grâce (quand il y a du texte) (de Dostoïevski) d’une idée révolutionnaire de Creuzevault ou de Jean-Baptiste Bellon à la scéno, ou de qui sais-je : ça lève la jambe, ça cambre les reins, ça lève les bras, on pose, on ne bouge plus… là, on reprend. On a vraiment peur qu’on s’ennuie quand le verbe est un peu plus haut et l’idée exigeante. Merci de ménager comme ça nos esprits limités ! Allez, pour la peine, on rigole dans la salle, vous êtes contents, on participe ! Il reste du champagne ?
Quand c’est écrit néanmoins, quand on rentre dans les affres de la métaphysique (prévues par le roman), les comédiens sont souvent brillants. On les avait regardés, inquiets, se vautrer dans une sorte de parodie grotesque d’une parodie grotesque (oui le doublon est voulu, moi aussi j’explique ce que je fais) depuis plus d’une heure, et tout à coup, ils ont le droit d’être un peu sublimes et de nous montrer qu’ils savent l’être. Merci pour eux. La prestation de Valérie Dréville (on va la réhabiliter quand même, elle n’y est pour rien, la pauvre) en Kirillova (c’est Alex Kirillov dans le roman, mais vous comprenez, c’est une fille qui joue, alors il a fallu simplifier (et quand je dis simplifier, entendez-moi…) est absolument saisissante. Je me souviens des frissons qu’elle m’a pris, c’est une interprète géniale, pourvu qu’il y ait quelque chose à interpréter. Globalement, la troupe est excellente.
L’intention de Sylvain Creuzevault n’est pas mauvaise non plus, sur le papier. Peut-être aurait-elle dû y rester. Son entretien auprès de Daniel Loayza du 4 septembre 2018 est très intéressant et ses partis-pris littéraires (contre la littérature) même assez passionnants. (Co)écrivez un essai, Monsieur, et laissez-nous tranquilles. La démarche est totalement exclusive, à contre-courant de toute popularité, nul n’entre ici s’il n’est intellectuellement malhonnête : c’est la seule façon d’adhérer que de s’en donner l’air. Le public des Berthier, à force, sait assez bien faire, et je me demande souvent quel plaisir il y prend.
Oui, il n’est pas absurde de tourner Dostoïevski en dérision, et aisé de trouver dans son texte la permission de le faire, d’ailleurs. Oui, le parti-pris est passionnant côté théorie du théâtre (pourvu qu’il soit formulé, parce que sur scène, c’est complètement opaque, l’intention voire le fait qu’il y en ait jamais eu une) : « Le théâtre ne fait pas croire à son pouvoir » dit Creuzevault à Daniel Loayza. « Son pouvoir n’est pas de ce monde-là… du moins quand il n’est pas ce que certains appellent le « théâtre politique ». Le théâtre politique se trompe de monde et trompe son monde. Un théâtre doit en même temps constituer un monde et le contester, il nie ce qu’il présente et vice-versa. » On préfère vous lire. In fine, je me suis bien amusée, et même pas aux dépens de la pièce, dont je me suis finalement parfaitement désintéressée, puisqu’elle ne s’adresse qu’à elle-même, j’ai préféré parler à mes voisins, et d’autre chose.
Ça dure quatre heures, buvez avant, pendant, après, si vraiment vous tenez à aller faire semblant entre amis d’être touchés par l’art qui se touche.
Marguerite Dornier