« UNE MAISON DE POUPÉE » : ÊTRE LIBRE DE S’AIMER LIBREMENT D’UN AMOUR LIBÉRÉ

CRITIQUE. “UNE MAISON DE POUPÉE”, librement inspiré de la pièce d’Henrik Ibsen, mise en scène de Lorraine de Sagazan, au Monfort Théâtre, Paris, du 18 septembre au 6 octobre à 20h30.

De tous temps, le théâtre a cherché à se transformer. C’est ce qu’on appelle les crises. Tant que le théâtre est en crise, il se porte bien.” (Jean Vilar « Théâtre et révolution [1968] »; in “Le Théâtre, service public”, p.530)

 » Être libre de s’aimer librement d’un amour libéré « *

La “Maison de Poupée” de Lorraine de Sagazan pourrait bien adoucir les détracteurs du théâtre contemporain. Peut-être l’adhésion ne s’opèrera-t-elle pas au plan esthétique, d’autant qu’il y a quelques manqués, mais nul doute que cette audace artistique s’inscrive parmi les initiatives d’actualiser un texte, de le mettre en crise, et d’ainsi lui insuffler la vitalité propre au théâtre, cet art vivant de la mise en tension. Le théâtre est le lieu de la volonté de puissance du verbe, de sa lutte, de sa conquête, et de cette humanité qui la soutient, la traverse et qu’il féconde. Par le recours des sens mutés voire permutés, les grands textes, loin de se désagréger à l’épreuve du temps, cherchent la lumière tantôt par contorsion, tantôt par élargissement, par creusement ou par fissurations. “Heureux les fêlés !”

Henrik Ibsen signait en 1879 une pièce scandaleuse où Nora, mère et épouse bienveillante, idéal féminin de l’Europe chrétienne du XIXème siècle, trouve dans l’effondrement idéologique de son ménage les ressorts de l’émancipation. Pour Lorraine de Sagazan, ce n’est pas le texte mais son contexte qui est démodé. C’est pourquoi elle transpose les enjeux du secret dans le couple, de la libération de la parole et du choc des réalités que le silence a contournées… dans le particularisme du microcosme bobo contemporain. La pertinence de ce choix de classe, et ce qu’il a d’exclusif, je la laisse à l’appréciation des spectateurs.

Nora est une femme moderne, fière working-girl au tempérament impétueux bien éloigné de la sagesse icônique de la Nora d’origine. Son mari, Torvald, est de ces hommes nouveaux, redessinés et non floués par la libération des femmes, libérés eux-mêmes des obligations traditionnelles liées à la virilité (chasser, ramener la nourriture au foyer, briller parmi ses pairs, briguer la réussite professionnelle, porter la cravate…). Torvald et Nora, couple “bobo” cultivé et post-moderne, semblent tous deux au faîte de la réalisation d’eux-mêmes : ils ont réussi cette transition des genres encore si fébrile dans tant de foyers occidentaux (un homme indépendant de la conception historique de la masculinité et une femme socialement et professionnellement émancipée des carcans traditionnels, formant un ménage qui s’accommode parfaitement de cette disposition, forts de l’avoir choisie, et de s’y être mutuellement encouragés et reconnus).

L’acte de réécriture a choisi, sans surprise au regard des tendances actuelles, d’inverser les rôles. C’est Nora qui connaît l’épanouissement dans sa carrière, et Torvald qui porte un secret inavouable lié à cette ascension professionnelle éclatante. Mais cette lecture en miroir n’est pas un simple renversement, puisqu’il s’agit pour Lorraine de Sagazan de prolonger le geste féministe d’Ibsen. Sous ses apparences d’achèvement d’un processus sociétal, cette “Maison de poupée” fait en réalité violence aux acquis récents en faveur de l’égalité des sexes : sa progression dans le monde du travail, quand elle semble s’opérer et se déparer de ses “tics” discriminatoires, est insuffisante. Il faut s’intéresser à d’autres lieux de cette égalité, car ils sont tous interdépendants. La focale empruntée à Ibsen sur le lieu du couple, ses fantasmes et ses échecs, pointe le déséquilibre persistant, même dans une configuration la plus caricaturalement propice à une victoire idéologique.

Intervention risquée : on déniche un nerf dont l’excitation requiert une précision chirurgicale pour ne pas éclater l’entrelacs de vaisseaux protégeant le ligament fragile du couple. On pourrait bien ressortir de cet asile des douleurs ignorantes d’elles-mêmes sans les séquelles recherchées.

Mais le pari est relevé, c’est plutôt réussi. Lucrèce Carmignac (Linde) est parfaitement bouleversante, et Romain Cottard est convaincant dans le laisser-aller séduisant de Torvald, son égoïsme, et même son égotisme. On regrette parfois la part d’improvisation laissée aux comédiens, qui prouvent pourtant sur toutes les parties écrites leur talent à parer leur jeu de naturel. Comme souvent, ces incises semi-improvisées déstabilisent les comédiens qui cherchent à compenser par la puissance ce retrait du socle sur lequel repose leur métier (le texte, oui). Quant aux extraits engagés qui émaillent le texte original, choisis chez des auteurs qui font étape dans le cheminement du féminisme en Europe, ils participent à la lisibilité de cette composition, dont toutefois l’extrême pédagogie me paraît dispensable -peut-être parce que je suis un public averti. Il est notamment dommage que l’exigence d’écriture soit inconstante. Le final, par exemple, qui fait défiler sur fond noir les pensées décisives d’une Nora qui occupe la scène de son silence hébété, déroule quelques clichés enrobés d’un petit manque de style. Ca tombe à plat, par une petite paresse de plume.

Peut-être Lorraine de Sagazan a-t-elle été également un peu ambitieuse, à ouvrir toutes sortes de tiroirs, de la légitimité professionnelle à la légimité de sortir du circuit professionnel, en passant par le désarroi d’en être écarté ; la dépression, le veuvage, la responsabilité familiale, la confrontation des milieux, la relation à la maladie, l’homosexualité, la revendication de la virilité, se surajoutent au sexisme latent, à ses origines, au rapport à l’honnêteté, à la morale, au devoir et au couple, et au vecteur principal de cette interprétation : la liberté. Ca fait beaucoup. D’autant que la mise en scène est plutôt explosive. La création lumineuse de Claire Gondrexon est spectaculaire, et la composition musicale violente comme le crescendo dramatique d’Ibsen revisité, avec un “Pursuit” de Gesaffelstein très audacieusement placé là. Ce n’est pas écrasant, mais c’est dense.

A ces remarques près, le Monfort Théâtre héberge un acte de bravoure. L’intégralité de ce spectacle est une série assez remarquable de prises de risques, intentionnelles ou non. La “Maison de poupée” de Sagazan illustre ce que le théâtre contemporain, comme foyer expérimental des formes et lieu d’exploitation d’une matière textuelle malléable, meuble et vivante, peut receler de brillant, et de nécessaire.

Marguerite Dornier

Distribution : Lucrèce Carmignac, Romain Cottard, Jeanne Favre, Antonin Meyer Esquerré et Benjamin Tholozan
* Lorraine de Sagazan, note d’intention.

Extrait :

TORVALD – Tu es trop bonne Nora. Tu ne connais pas la méchanceté. Tu ne sais pas ce que peuvent inventer les gens pour…
NORA – C’est ton insistance qui m’oblige à le renvoyer. Tout le monde sait au bureau que je veux me séparer de lui. Si on apprenait que je change d’avis sous l’influence de mon mari…
TORVALD – Oui et après ?
NORA – Evidemment ; toi tu t’en fiches à partir du moment que tu obtiens ce que tu veux. Le reste ça n’a aucune importance, je peux me couvrir de ridicule auprès de tout mon personnel, donner l’idée que je suis soumise à toutes sortes d’influences extérieures, que je n’ai aucune autorité et qu’on a eu tord de me faire confiance. Tu réalises le travail que ça m’a demandé d’être nommée à ce poste ? Tu sais la fierté et la joie que j’en tire ? Et puis il y a d’autres raisons…
TORVALD – Quoi ? Quelles raisons ?
NORA – C’est une vieille connaissance à moi. Un de ces amis qui deviennent vite… compromettants… Il me tutoie… Il me parle extrêmement familièrement, me donne des petits surnoms ridicules devant tout le monde, il ne respecte aucune hiérarchie… Et ne supporte pas d’être dirigé par une femme. La situation devient insupportable. Je t’assure que c’est très pénible, ça m’affecte beaucoup…
TORVALD – Tu vas pas me dire que c’est le fond du problème ?
NORA – Ah bon ? Et pourquoi pas ?
TORVALD – C’est mesquin.
NORA – Mesquin ? Tu me trouves mesquine ?
Un temps. Il ne répond pas. Elle se lève.
TORVALD – Qu’est-ce que tu fais ?
NORA – Je prends une décision.
TORVALD – Comment ?
NORA – Je signe le licenciement de Krogstad.
TORVALD – Non s’il te plait Nora ne le fais pas, je t’assure que ce que tu fais est dangereux!
NORA – Le danger est plus grand si je ne le fais pas.
TORVALD – S’il te plait, ne le fais pas ! Pour moi ne le fais pas..
NORA- Je le fais pour moi.
Elle l’envoie par mail.
TORVALD – Trop tard.
NORA – Oui trop tard.
TORVALD – Tu sais ce que c’est être un homme et avoir peur ?

Photos Claire Gondrexon

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