CRITIQUE. “À 90 degrés”, écrit et mis en scène par Frédérique Keddari-Devisme, au théâtre Les Déchargeurs avec Elizabeth Mazev, jusqu’au 22 septembre à 21h30, les lundis à 19h.
Le texte de Frédérique Keddari-Devisme est d’une chaude justesse, avec ses traits de glace pour qui a l’oreille aux musiques sourdes des démons. Le délire a cette bonhommie, cette chaleur, non pas accidentelle ; plutôt comme un incendie volontaire, un brasier de la raison. C’est un feu qui déchire, comme le feu de l’alcool dans la gorge, son foyer quelques heures, avant que la cendre assèche tout ce que le mirage flamboyant a créé dans les sens.
“On tombe d’un amour, on tombe d’un chagrin” : noyée dans sa mémoire liquide, liquéfiée dans cette langue tendre où la violence est une vague sans rivage où échouer, Elizabeth Mazev est Marthe, une épouse, une mère, dont le coeur tétanisé s’ébat comme une bête acculée ; “À 90 degrés”, c’est le cri instinctif, vital, féroce, animal. C’est le soubresaut final d’une conscience qui s’abîme.
La poésie discrète, comme naturelle, de ce soliloque de Grimm, fait saillir l’acuité délirante que le désespoir prête aux fous, et les révélations d’âme sont dites avec la douceur des grandes mélancolies. Elizabeth Mazev est vraie à vous troubler l’esprit, vous aussi, déroutante au point de vous abîmer dans son rire pas vraiment noir. La collaboration de Frédérique Keddari-Devisme, poète, et Elizabeth Mazev, voix de poète, est une évidence, et nous les remercions d’avoir su la saisir et la déployer. Modernes sans la brusquerie d’une trop grande recherche de contemporanéité, la délicatesse de l’une a brillamment rencontré la facétie brillante de l’autre.
La poésie envahit tout : la mise en scène, le bois du lit, de la chaise, de la table, ce traversin de mari dont le désamour arrache la dernière litanie d’une femme qui part, ce tabouret de mère absente, ces “Je te regarde” qu’on dit les yeux fermés ! Tout est beau, et “Putain que c’est bon !”.
Il faut aller entendre ce sanglot blanc qui dit “Je regarde la mer et je chiale”, il faut entendre la petite fille dans cet âge naufragé qui nous dit que “c’est pour de faux”, la violence, il faut voir la main tendue, car “c’est une histoire de main attrapée”, et il faut ce “Je veux partir en épave élégante” pour que cette dérive prenne des airs d’apothéose. Et puis, il faut acheter le texte, préfacé par Robin Renucci et édité chez Riveneuve/Archimbaud, car non content d’être une longue poésie en prose, il contient des vérités importantes. Sur la dépendance, sur le désamour, sur la maternité, sur la consolation, et sur l’âme qui n’a pas su aimer, et qui aimait pourtant.
Marguerite Dornier
Photo Frédéric Benoist