CRITIQUE. « La Ménagerie de verre », Tennessee Williams, traduit par Isabelle Famchon et mis en scène par Charlotte Rondelez au Théâtre de Poche Montparnasse, du mardi au samedi à 21h et le dimanche à 17h30.
Charlotte Rondelez a fait quelque chose de rare. Dans les lumières exactes de François Loiseau et dans les ombres enchantées de Romain Lalire, illuminées par la création musicale de Vadim Sher, on assiste à l’insoutenable fragilité de l’être, et aux frémissements d’un rideau de verre. Si la recherche de l’absolu est affaire d’alchimie, la fabrique est le théâtre, et la recette, l’âme d’un texte distillée par des cœurs. Quand le verbe se change en or, on croit à la magie ou à la poésie, qui sont l’une à l’autre mêlées. La poésie n’est-elle pas toujours accidentelle ? Il se passe cette sorte d’accident sur la scène du Poche Montparnasse, et pourvu qu’il soit répété.
Est-ce Charles Templon, le vibrato serré de son émotion implosive, son interprétation de funambule qui vacille sur la mémoire, fil tendu et trouble comme la poésie ? Si on l’a aperçu sur le petit écran, çà et là, et qu’on ne l’a pas encore vu au théâtre, il est temps d’aller à sa rencontre, et l’occasion est trop belle. Il faudra parler de ce garçon, émouvant en diable, qui ajoute quelque chose à la justesse, un quelque chose à lui, entre la pudeur et une sorte d’amour du texte et de la scène. On le prend de plein fouet, son Tom, au timbre étouffé par les nœuds dans la gorge, dans l’estomac, de la colère et du désir. Qu’il est tendre, ce garçon plein de ressentiment qui flirte avec la haine.
Est-ce Cristiana Reali, somptueuse, exubérante, ses larmes de mère, là, sur scène, son impossibilité à s’arracher d’elle-même, enfermée dans le souvenir de Tom en bourreau des possibles, en étouffoir de toutes les flammes de la jeunesse, en caricature d’une féminité de mère quand elle veut déborder de toutes les autres ? Amanda et ses mythes, ses amants passés presque imaginaires tant leur récit cent fois fait les a déplacés du réel, lutte avec passion contre le carcan qui lui est fait dans cet espace semi onirique du souvenir de Tennessee Williams.
Est-ce Félix Beaupérin, qui joue Jim, cet intrus plein de réalité, plein de monde, ancré dans cet espace théâtral où tout n’est qu’un irrémédiable hier ? Félix Beaupérin qui s’oublie dans l’empreinte étrange de cet intérieur du cœur, et qui pose ses yeux de réel sur la fabuleuse Laura ? Qui cède à l’impératif poétique de ce seul lieu fébrile où Laura existe et peut survivre ?
C’est Ophélia Kolb, en tout cas, une Laura bouleversante, qui connait la note radicale de la fragilité.
« La Ménagerie de verre » est un beau texte, la traduction d’Isabelle Famchon est fine, elle a saisi la langue abrupte du souvenir en lutte, et a poli ses escarpes comme on polit le verre. Quant à Charlotte Rondelez, elle signe un de mes plus beaux moments de théâtre.
Marguerite Dornier