CRITIQUE. «Les fourberies de Scapin» de Molière par la compagnie L’Eternel Eté, mis en scène par Emmanuel Besnault – Théâtre des Muses, Monaco, samedi 9 juin 2018.
Après « Les Fâcheux » décoiffants donnés en avril dernier, Molière était de nouveau l’hôte réjouissant du théâtre des Muses à Monaco avec un grand classique « Les Fourberies de Scapin ». Le dramaturge écrivit cette pièce deux ans avant sa mort ; il y renouait avec ses premières amours pour la bouffonnerie italienne. A ce sujet on se remémorera l’émouvante scène du film « Molière » d’Ariane Mnouschkine, où Molière se rend au chevet de Madeleine agonisante qui lui conseille de reprendre la mécanique comique des Fourberies pour le Malade Imaginaire et où tous deux se mettent à jouer les personnages avec la nostalgie de leur jeunesse. Ainsi ces fourberies furent-elles conçues comme une véritable machine de guerre théâtrale et comique, aux ressources scéniques inépuisables. C’est sans doute pour cela qu’à condition d’être maîtrisée avec talent, elle demeure 350 ans après l’objet d’invention et de nouveautés.
Et du talent, le metteur en scène et comédien Emmanuel Besnault n’en manque pas. Sa version donnée par la compagnie « L’Eternel Eté » est pleine de fougue, de fantaisie, d’insouciance même et pas seulement parce que l’âge moyen de la troupe ne dépasse pas la vingtaine. N’oubliant pas sa formation à la commedia dell’arte, il crée un univers gestuel contemporain proche du dessin animé type Tex Avery : un flot de bras ou jambes pédalant dans le vide, d’yeux écarquillés, de chutes et de glissades inopinées, de postures saccadées et synchronisées ou de visages s’invectivant à un millimètre les uns des autres. Le risque serait que cette agitation continuelle monopolise l’attention, éloignant le spectateur de la compréhension de l’histoire, mais l’écueil est évité et l’équilibre trouvé grâce une parfaite maîtrise par les cinq comédiens du texte et de la diction quand bien même ils mettent leur voix à rude épreuve.
Cette fluidité jubilatoire permet alors aux effets de scène de jouer à plein : l’invention est permanente à travers une utilisation ingénieuse de cordes, de draps, d’un plan incliné mobile, ou de portiques en bois. On retiendra tout particulièrement l’idée lumineuse de faire vivre au public la bastonnade de Géronte depuis l’intérieur du sac, permettant par la même occasion de faire sentir physiquement aux spectateurs toute la cruauté de ce traitement infligé par le fourbe Scapin, inversant quelque peu la perception habituelle qu’on a des caractères de la pièce. Un autre moment très réussi est celui où les personnages apparaissent uniquement avec leur tête, une fois le plan incliné relevé en palissade, comme dans un théâtre de marionnettes.
Dans cet univers florissant, les comédiens peuvent allègrement déployer leurs dons : Emmanuel Besnault lui-même joue un Scapin gymnaste à la barbe blonde et à la belle voix grave entre Robin des Bois, Thierry La Fronde et Astérix. Benoit Gruel, cantonné d’abord au rôle du valet Sylvestre, se déploie et éructe soudain en monstre volant, aux grandes ailes de drap, digne d’un dragon d’une Heroic Fantasy lorsqu’il se glisse dans la peau du spadassin menaçant Argante.
Quant au duo Schemci Lauth -Manuel Le Velly, il excelle en jouant alternativement et de façon croisée les pères Géronte-Argante et les fils Léandre-Octave : les deux comédiens passent instantanément d’un personnage à l’autre avec une facilité bluffante, un simple bout de drap noué sur la tête signalant la métamorphose. Cette schizophrénie comique très maîtrisée est d’autant plus intéressante qu’elle permet de bien mettre en lumière qu’au fond, pères et fils ne sont pas si foncièrement dissemblables et qu’il y a une continuité entre eux malgré la violence de leur affrontement.
Enfin, seule femme de ce quintet, la délicate Deniz Turkmen trouve bien sa place dans les rôles secondaires de Zerbinette, de Hyacinthe et de la nourrice, contrastant avec les quatre autres agités du bocal par un jeu à la fois sobre et sensuel où pointent de temps à autre les quelques notes chaleureuses de son accent anatolien.
On ajoutera que les comédiens sont aussi musiciens et qu’ils jouent gaiement tout au long de la pièce, chansons flamenco ou napolitaines dans un rythme endiablé, renforçant ainsi l’esprit du théâtre de tréteaux italien.
Ces fourberies sont un régal et on peut se réjouir qu’on puisse encore et toujours renouveler avec autant de fraîcheur l’interprétation de cette comédie irrésistible de Molière, comme si elle avait été écrite hier, lui assurant pour ainsi dire un éternel été.
Jérôme Gracchus
Le public du Avignon OFF aura le plaisir de (re)découvrir ce spectacle que la Compagnie jouera pour la deuxième année consécutive au théâtre Buffon du 6 au 29 juillet 2018.