LA « TRAVIATA » BAROQUE DE STEFANO MAZZONIS DI PRALAFERA : SEMPRE LIBERA !

CRITIQUE. « La Traviata » – Opéra de Giuseppe Verdi – Mise en scène : Stefano Mazzonis di Pralafera – Direction musicale : Samuel Jean – Production de l’Opéra Royal de Wallonie donnée à l’Opéra Confluence d’Avignon les 8 et 10 juin 2018.

Sempre libera !

Après une saison éclectique et riche en découvertes l’Opéra Grand Avignon clôture son programme avec ce grand classique qu’est La Traviata, opéra inspiré à Verdi par La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils.

On ne présente plus ce thème intemporel et particulièrement actuel d’une femme amoureuse brisée par le poids des préjugés et dont le destin inéluctable est dicté par une société bourgeoise sclérosée et intolérante.

Violetta, cette Traviata que l’on traduit souvent improprement par « La dévoyée », est en fait une femme égarée, tombée malgré elle dans une vie de débauche et corrompue par la société de son temps. Si elle ressent un sentiment amoureux pour Alfredo, elle ne se sent pas vraiment digne d’être aimée. La musique de Verdi souligne ce point avec limpidité dans le grand air de Violetta du premier acte, l’un des sommets de l’opéra, incontournable dans le répertoire des sopranos lyriques. Dans une magnifique introduction, « E Strano ! », Violetta ressent l’éveil de l’amour, ce sentiment étrange qu’elle entrevoit comme dans un rêve, puis survient le doute, « Follie ! », « que puis-je encore espérer ? ». Ce monologue, qui n’aurait pas besoin de mots tant la musique de Verdi est explicite, se termine par le célèbre « Sempre libera » dans lequel Violetta renonce à cette illusion pour vivre libre et se consacrer aux plaisirs et à la volupté.

Ce qui paraît être une ferme détermination, un libre choix de vie, n’est en fait qu’une soumission à la fatalité, aux règles de vie de cette société intolérante et cloisonnée. C’est la sombre prémonition d’un drame annoncé.

Malgré nombre d’obstacles sociétaux et financiers, cet amour irrépressible s’impose malgré tout. Le père d’Alfredo, Giorgio Germont, met rapidement fin à cette union fragile et convainc Violetta de quitter Alfredo pour sauver la réputation de la famille et ne pas compromettre le mariage de sa fille.

Germont apparaît en fait comme le personnage central de l’opéra. Il est l’incarnation d’une morale bourgeoise, conservatrice, porteur de cette notion rétrograde de responsabilité collective qui veut que la réputation de Violetta et la faute d’Alfredo, notion évidemment toute relative, déshonore toute la famille. Il n’est pas vraiment un homme méprisable, il pense détenir une certaine sagesse, vouloir le bonheur de ses enfants. Il a sans doute oublié la force du sentiment amoureux ou il ne l’a jamais connue. Plein de compassion pour Violetta et de remords lors de l’issue fatale, il prend sans doute conscience du carcan dans lequel son monde l’a enfermé.

De nos jours Violetta pourrait être prostituée, ou s’appeler Farida ou Fatou, ou être du même sexe qu’Alfredo. Germont pourrait être un bourgeois bien-pensant pétri de bons sentiments, de convenances et de valeurs dites morales, un raciste qui ne dit pas son nom, un fervent nationaliste, un bigot… On pourrait peut-être le voir défiler à « La Manif pour Tous ».

La mise en scène de Stefano Mazzonis di Pralafera est avant tout une peinture cruelle et impitoyable de la société bourgeoise de l’époque, inconsciente d’un ridicule qui perdure et qui ne tue plus depuis longtemps, qui permet même de se frayer un chemin dans les arcanes d’une société superficielle et cupide.

L’extravagance des costumes, des coiffures et des couleurs souligne cette vision acerbe de la société. L’ensemble atteint une forme d’esthétisme baroque, caricatural et caustique bienvenu et offre de belles images au travers d’éclairages en clair-obscur recherchés.

L’ouverture s’accompagne par la vente aux enchères des biens de Violetta après sa mort. Alfredo crispe ses mains sur un châle, peut-être tout ce qu’il lui reste de son amour, et regarde d’un air hagard le spectre de Violetta qui traverse lentement la scène. Cette image, fortement chargée d’émotion, vient en écho aux notes sombres du prélude, annonciateur du drame à venir par une anticipation du thème musical qui accompagne la mort de Violetta.

Curieusement, pour évoquer les étapes de la vie de Violetta et sans doute pour accentuer ce mauvais goût bourgeois, des lits baroques et ostentatoires apparaissent de manière récurrente dans les décors. Un grand lit de lupanar accueille une orgie à peine cachée en marge de la soirée mondaine, un lit conjugal évoque le bonheur éphémère de ce couple fragile et enfin l’agonie émouvante de Violetta se déroule dans ce qui rappelle un lit d’enfant sur une scène encadrée par une écrasante tête de lit.

Stefano Mazzonis di Pralafera fait appel à de nombreux symboles pour évoquer toujours avec pertinence et finesse les non-dits du livret comme l’évocation d’une enfance malheureuse, l’omniprésence du poids de la société avec un Germont hiératique, présent en fond de scène comme une menace permanente.

On peut regretter parfois une direction d’acteur insuffisante qui donne lieu à un manque de fluidité dans les scènes de foule ou à des duos dans lesquels les protagonistes s’adressent plus au public qu’à leur partenaire. L’opéra est devenu de nos jours un art complet tant musical que théâtral et la crédibilité des personnages passe évidemment par la voix mais aussi par le jeu d’acteurs. C’est sans doute pour cela que nombre de metteurs en scène de théâtre sont de plus en plus sollicités pour apporter leur patte théâtrale.

Le rôle-titre est tenu par Maria Teresa Leva, jeune soprano italienne qui incarne une Violetta à la fois touchante et charismatique qui s’impose sur scène, parfois au détriment de ses partenaires et de l’orchestre. La maîtrise du rôle est totale et la puissance de sa voix, malgré quelques aigus un peu stridents, ne l’empêche pas de transmettre avec délicatesse beaucoup d’émotion dans des moments plus intimes ou dramatiques.

Davide Giusti dans le rôle d’Alfredo déploie une voix de ténor souple et équilibrée dans une parfaite diction mais manque parfois de présence et de puissance dans ses duos avec Violetta et Germont qui écrasent un peu l’opéra par leur ascendant vocal.

Le rôle de Giorgio Germont, personnage clé de l’opéra, en particulier dans cette option de mise en scène, tient toutes ses promesses par l’interprétation irréprochable du baryton italien Ernesto Petti qui joue tout en nuances un personnage complexe conjuguant tour à tour autorité, compassion, doute et remords et qui apparaît lui-même victime de cette morale bourgeoise qu’il représente et qui lui colle à la peau, peut-être malgré lui.

Enfin il semble que Samuel Jean, Premier Chef Invité de l’Orchestre Régional Avignon-Provence ait pris la pleine possession ce cette belle phalange qui a démontré tout au long de la saison la maîtrise d’un large répertoire dans un programme éclectique allant du baroque au contemporain, tant sur le plan lyrique que symphonique. Les fameux chœurs de Verdi, malheureusement dévoyés trop souvent par des publicités de mauvais goût, ont été interprétés ici avec éclat et élégance par le chœur de l’Opéra, toujours irréprochable.

La saison lyrique avignonnaise se clôture ainsi sur un spectacle d’un bon niveau musical dans une mise en scène perfectible au niveau de la direction d’acteurs mais qui reste imaginative, fidèle à l’esprit de Verdi et qui dénonce cette morale bourgeoise oppressante qui, peut-être sous d’autres formes liées à l’air du temps, renaît de ses cendres et reste d’une brûlante actualité.

Jean-Louis Blanc

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Photos Cedric Delestrade / Opéra Royal de Wallonie – DR / Opéra d’Avignon

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