« PINOCCHIO », L’OPERA REVIGORANT DE POMMERAT

CRITIQUE. « Pinocchio » – Opéra – musique de Philippe Boesmans, livret de Joël Pommerat d’après le roman de Carlo Collodi, direction musicale de Paul Daniel avec les musiciens de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine – Opéra National Bordeaux – Grand Théâtre du 14 au 18 mai 2018.

Dans le Grand Théâtre à l’italienne que l’on doit à Victor Louis, à entendre au milieu des applaudissements nourris ponctuant la représentation de ce « Pinocchio » diablement excitant – musique de Philippe Boesmans sur un livret de Joël Pommerat – le silence assourdissant de quelques caciques de l’Opéra National de Bordeaux, on se dit que l’originalité de cet opéra n’est décidément pas passée inaperçue… Comme nous, Carlo Collodi le père de Pinocchio, n’aurait pu que se réjouir de voir et d’entendre son pantin extrait d’une bille de bois devenir un vrai garçon plein de gouaille, d’insolence, de vantardise et de fragilité réunies dans la même enveloppe qui – et cette figure n’est ici que pur effet de stylet – ne peut laisser de bois.

Créée en juillet 2017 lors du Festival d’Aix en Provence, cette pièce s’affranchit des représentations à la guimauve qu’a pu en donner Walt Disney pour renouer avec l’essence du bois dont est fait le célèbre pantin né de la solitude d’un vieil homme en quête de compagnie. On le suivra dans ses errances et ses excès exploratoires d’un monde sans pitié qu’il découvre non sans un appétit féroce et voudrait soumettre à ses désirs. De sa fière ascendance (il est né d’un grand arbre décapité par la tempête), il porte haut les stigmates en exigeant d’emblée de son « géniteur » – le vieillard Gepetto tout entier dévoué à la cause de la statue que sa tronçonneuse a taillée à grand soin – qu’il se soumette à ses caprices.

Ainsi pour accepter à contre cœur d’aller à l’école, le « fils » exigera du « père » qu’il lui offre un livre neuf alors que la pauvreté est telle que se nourrir pose quotidiennement problème. Gepetto ira jusqu’à vendre son pauvre manteau pour doter Pinocchio d’un beau manuel… dont il se défera pour payer à deux escrocs son droit d’entrée dans une cabane foraine où chante une très belle femme troublant ses sens au point qu’il se précipitera sur la scène pour l’enlacer. Ces derniers ne se contenteront pas de le tenter sensuellement en le détournant du droit chemin de l’école pour lui faire entrevoir les frissons de la chair, mais exploiteront de manière éhontée son avidité pour la richesse – lui que la pauvreté affecte jusqu’à le mener à « mentir jusqu’à en mourir » tant le déni d’une réalité peu aimable est pour lui vital – en lui faisant croire à la multiplication naturelle des billets de banque qu’il venait d’obtenir miraculeusement. Ainsi après avoir cédé à l’excitation sensuelle et à l’avidité pécuniaire, Pinocchio se retrouvera gros jean comme devant. Mal lui en prendra de faire appel de son infortune auprès d’un juge qui l’incarcérera sur le champ tant « la justice tombée ne se relèvera pas », ainsi va la réalité du triste monde.

Subissant les mauvais traitements des condamnés comme lui, il sera libéré pour tomber sur trois meurtriers prêts à l’égorger et ne survivra à leur pendaison que miraculeusement grâce à l’intervention de la fée qui le convaincra d’aller à l’école où il pourra devenir pleinement lui, c’est à dire un être de chair non dupe. Mais malgré sa réussite scolaire exemplaire, il cèdera à nouveau à la tentation du bonheur promis en suivant le mauvais garçon en partance pour « le pays des miracles où l’on vit vraiment ; plus d’école, on fume des clopes, on voit des films avec des femmes, on boit de la vodka et autre alcool ». Et là encore la réalité le rattrapera sous la forme d’un marchand d’ânes en lesquels – c’est le prix à payer – les enfants sont transformés pour servir dans un cirque avant que leur peau ne serve à tendre les tambours. Une nouvelle fois la fée le sauvera. Il tombera alors dans la mer, sera englouti dans le ventre d’une baleine où il retrouvera par magie Gepetto, en seront extraits – lui et son père – grâce à un gigantesque rot du monstre marin. Ils finiront – happy end – tous les deux, le garçon de chair et son père spirituel, aux portes d’un concert de musique classique.

Au-delà des éléments propres à la morphologie du conte proposés par Propp – les adjuvants comme la bonne fée et le père dévoué envers et contre tout, les opposants constitués par les escrocs et tentateurs(trices) de tous poils -, le parcours initiatique du jeune pantin de bois est édifiant. Bravant les normes de la bien pensance (révolte contre l’institution scolaire, insolence caractérisée et ingratitude marquée vis-à-vis de son créateur – « t’es vieux ! t’es pauvre ! » ou encore « je m’en fous, j’ai pas de père » -, pulsions primaires pour la chair des femmes et l’argent facile, choix invétéré de la liberté à tous crins), il finira par accepter de renoncer au miroir aux alouettes de ses tentations juvéniles pour suivre son géniteur dans les coulisses à forte valeur intégrative d’un concert de musique classique. Théâtre dans le théâtre qui donne à voir la métamorphose d’une créature fictionnelle livrée aux tentations libertaires paradoxalement aliénantes en être de chair éduqué (éducastré auraient dit certains) échappant à l’aliénation des marchands du temple grâce à un effort civilisationnel réussi à grand’peine ; cette transformation de la matière brute à celle policée étant vécue en direct par les spectateurs de l’opéra.

Les effets superbement bluffant de la vidéo (que l’on doit à Renaud Rubiano) ainsi que la scénographie truculente et mises en lumières éblouissantes (d’Eric Soyer) créent un univers onirique propre à nous embarquer dans l’illusion du monde merveilleux du conte où les multiples personnages hauts en couleurs sont frénétiquement endossés tour à tour par les six acteurs-chanteurs, tous excellents, au nombre desquels on citera Chloé Brio (soprano) dans le rôle-titre et le Directeur de la troupe, narrateur de l’épopée « pinnochiolesque », Lionel Lhote (baryton). Dans la fosse, le Directeur musical de l’ONBA, Paul Daniel, souriant et visiblement heureux d’être à la baguette, donne leur envol aux dix-neuf musiciens experts qui s’en donnent à « chœur joie » pour interpréter la musique enlevée composée par Philippe Boesmans. Trois autres musiciens (saxophone, violon tzigane et accordéon) créent le lien sur scène entre les acteurs-chanteurs et l’orchestre.

Quant au livret écrit par Joël Pommerat, à qui l’on doit la mise en scène de ce Pinocchio truculent, il est à la hauteur des enjeux de cet homme de théâtre refusant de sacrifier son art aux attendus de visions monolithiques dictées par les traditions conservatrices. Son univers est tout entier peuplé d’êtres « extra-ordinaires », traversés par des contradictions internes qui les déchirent en faisant d’eux les (in)dignes représentants de la complexité du vivant. Et à ce titre, Pinocchio dont la langue croustillante affiche fièrement ses origines populaires et dont l’appendice nasal s’allonge démesurément au contact de ce qui l’ébranle, est le vivant représentant de l’humaine condition en quête perpétuelle de vérités et donc en proie à des contradictions questionnantes. L’Opéra, comme un souffle de vent frais et revigorant, une fête des sens et de l’intelligence corrosive sous le couvert du merveilleux enfantin, c’est bien là une source de réjouissances à partager, petits et grands confondus dans le même échange, serait-il pour le plaisir de tous pas tout à fait innocent.

Yves Kafka

Création mondiale le 3 juillet 2017 au Grand Théâtre de Provence à Aix-en- Provence.

Photos Patrick Berger

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