CRITIQUE. « La Loi des prodiges (ou la Réforme Goutard) » – Ecrit et interprété par François de Brauer, au théâtre de la Tempête (Salle Copi) jusqu’au dimanche 13 mai 2018 à 16h30.
Une apagogie jubilatoire, ou ce que l’art serait.
François de Brauer joue à guichet fermé. Pis, on va chercher des sièges supplémentaires : c’est un succès populaire, et c’est le plus beau succès au théâtre.
Comédien, dramaturge, compositeur, metteur en scène, François de Brauer est un formidable touche à tout, et livre au théâtre de la Tempête une autre démonstration de la prouesse avec laquelle il change si volontiers de casquette et taille les costumes : il est magicien, jongleur, producteur, clown et mendiant, jeune étudiante, écrivain suicidaire, comédien légendaire ou présentateur sur une chaîne publique, avec autant de voix que d’allures.
Hommage à cette culture déclassée des matches d’improvisation, du masque au mime, « La Loi des prodiges » est un livret polyphonique où les dissonances sont autant de vibrations dans nos échos particuliers. Je connais cette note affreuse, là, cet accord sifflant, ce cliché paléo lyrique, il est partout : dans les musées, dans les magazines, à la télévision, à la table voisine des cafés, dans les critiques… Qu’est-ce que ça fait dire comme bêtises, l’art.
Mêlant l’absurde à la caricature, le comédien convoque sur scène tous ces visages si familiers du monde culturel, qui croisent à tour de rôle la route de Rémi Goutard, l’ennemi des arts, comme dans un conte ou un roman d’éducation parodique. Ils sont tous là : l’écrivain raté, le producteur qui fait et défait la valeur de l’art, l’artiste contemporain à succès qui peint des pots de yaourt, l’étudiante qui s’émerveille devant les pots de yaourt, le présentateur de télévision en gentil organisateur, le clown triste de rue -sans doute le plus grand ministre de la culture n’ayant pas existé… De scénettes en tableaux, le procédé dramaturgique est un brillant exercice définitoire de l’art. Pour ce qu’il devrait être… Nous savons bien, tous, que cette mascarade se joue aussi hors les murs de la Cartoucherie. C’est la discrétion du théâtre, d’être un art qui parle surtout quand il se tait.
Le député Goutard rêve d’un monde où les artistes doivent trouver une utilité quantifiable, où d’ailleurs « nous ne les appellerons plus créatifs » mais « concepteurs ». Sommes-nous si loin de ce monde-là ? Pour Anne-Marie Autissier, Maître de conférences en sociologie de la culture à l’Institut d’études européennes, « créer c’est faire preuve d’un entêtement coupable et antisocial à l’heure où l’on fabrique des stars en quelques heures dans des académies éphémères. » Que reste-t-il de la création aujourd’hui ? Au moins le créatif, celui qui ouvre encore les possibles en cédant à l’exigence du divertissement. Et les pièces comme « La Loi des prodiges ».
François de Brauer change de peau à toute vitesse et jamais la salle n’est étourdie. Les 1h40 de performance jouissent surtout d’une grande intelligence du dosage, si bien que l’énergie folle déployée n’est jamais éprouvante et plutôt contagieuse. Tout le monde est épaté. Ma voisine de droite souffle passionnée : « Mais qu’est-ce qu’il joue bien ! ». Derrière moi, une spectatrice laisse échapper un « non ! » indigné quand l’un des personnages révèle le prix exorbitant d’une toile. Il se passe quelque chose de rare. Encore, Monsieur de Brauer, encore !
Marguerite Dornier
(« Les gens qui doutent » Anne Sylvestre)