CRITIQUE. Le camion – D’après Marguerite Duras – mes Marine de Missolz – Cie l’Étang donné – TU, Nantes, du 17 au 19 avril 2018.
Tu vas voir un spectacle adapté du Camion de Marguerite Duras, un film qui raconte ce qu’aurait été le film s’il avait été tourné. Tu te souviens que l’auteure ne voulait pas que texte soit joué et, de fait, qu’il ne pouvait pas être confié au théâtre car, disait-elle, « aucune répétition n’aurait été envisagée. » Tu te souviens que, dans le film, les lecteurs étaient Gérard Depardieu et Marguerite Duras elle-même (avec son phrasé et son ton de voix à nul autre pareil, que tu as toujours aimés.) Tu te souviens qu’ils semblaient l’un et l’autre intimidés par l’étrangeté de l’exercice, comme s’ils s’étonnaient de découvrir à voix haute le scénario. La mise en scène, jusqu’à la « chambre noire » où ils se trouvaient assis autour d’une table qu’éclairait faiblement un chandelier, t’avait paru lugubre. Tu avais vu le film trop jeune, tu n’avais peut-être pas su apprécier tous les niveaux de lecture. Tu t’étais dit : quelle mélancolie, quel désenchantement, et au final quel ennui, en déplorant la longueur des travellings sur les zones industrielles de la banlieue parisienne ou sur les mornes paysages beaucerons. Tu t’étais dit : quelle histoire désarmante que cette autostoppeuse, échappée d’un asile psychiatrique, qui parle de tout et de rien à un camionneur taiseux…
Mais tu entres dans la salle avec l’envie d’être surpris.
Tu vois sur le plateau un écran de projection (à jardin) et une table rustique où sont disposés quelques verres (à cour.) Trois hommes s’avancent lentement vers le public et s’arrêtent au bord de la scène. D’un côté, ce seront sur l’écran des images en noir et blanc soignées, poétiques, évanescentes : des fonds marins, des vagues en surimpression, l’effloraison d’un nuage atomique, des chutes d’eau, de longues coulées de sable et (cette fois en couleurs) des images accélérées, nerveuses, de circulation automobile — quand il ne s’agira pas d’une séquence redoublée de saut à la perche, tirée d’on ne sait quel film muet. De l’autre, ce seront sur le plateau ces trois comédiens (trois : comme la trilogie de l’auto stoppeuse et des deux chauffeurs dans le film) : le premier (excellent Laurent Sauvage) reprenant l’essentiel du texte de Duras, le second et le troisième (Hervé Guilloteau et Olivier Dupuy, non moins excellents) apportant respectivement un contrepoint et un silence. Alors qu’au début du spectacle, tu sens s’installer une forme de tragique (et tu t’en inquiètes), amplifiée par le son régulier d’un gong, tu vois peu à peu un glissement s’opérer. Peu à peu, tu ressens l’envie de sourire, puis de rire (tu sais que le rire n’est pas absent chez Duras, il a même fait l’objet d’un colloque en 2011 et d’un ouvrage collectif*).
C’est ça : tu souriras, sans qu’on te donne l’impression que le texte soit défloré, ni la pensée de Duras — comme lorsqu’elle vilipende toute forme d’action politique et déclare la « perte du monde. » Tu admettras alors que les comédiens puissent apparaître costumés en chevalier, fulminant contre « la collusion entre le capitalisme et la classe ouvrière. » Tu te réjouiras qu’au milieu du spectacle, semblables aux habitués d’un bistrot, ils rejoindront d’un pas nonchalant la table rustique, pour y boire un verre et fumer. De même, tu t’amuseras de les voir esquisser (ou tenter d’esquisser) une danse à l’unisson. Tu accepteras bien volontiers qu’ils débattent de la question « de l’amour » tout en sirotant une bouteille de soda autour d’une glacière. Enfin, tu aimeras le moment où ils retireront leur armure de maille et qu’ils se retrouveront sans artifices, vêtus d’une simple chemise blanche, pareils aux pensionnaires d’un asile.
Au fond, en assistant à ce spectacle, tu es ému à l’idée que Duras nous parle encore aujourd’hui : de la société de consommation, de la politique, des émigrés, de la terreur, de la folie, de notre incapacité à nous révolter et de la « donnée fondamentale » de l’homme : « sa propre contradiction. » Tandis que les minutes s’égrènent, que la langue et les mots de l’auteur te traversent, que les images défilent sur l’écran, justes, jamais redondantes, tu imagines le camion poursuivre sa route, irrémédiablement. Tu imagines cette femme qu’on ne voit jamais (judicieux parti pris d’une distribution exclusivement masculine) et qui semble réécrire indéfiniment sa propre histoire.
Tu réalises que le texte (que tu t’es procuré en sortant) date du siècle dernier. C’étaient les années soixante-dix. Tu te dis qu’en 2018, il reste d’une troublante actualité. Tu sembles partager cela avec les spectateurs de toutes les générations qui ont, comme toi, applaudi chaleureusement à la fin de la représentation. Tu as l’envie de relire Duras et tu remercies en pensée Marine de Missolz de te l’avoir donnée.
La metteure en scène ne t’a pas seulement surpris. À l’instar de Marguerite Duras qui souhaitait qu’on laisse au spectateur quatre-vingts pour cent de sa part de création, elle t’a laissé un espace de liberté. Elle n’a pas été intrusive. Elle a respecté ton imaginaire.
Stéphane Leca
Spectacle vu le 19 avril 2018 au TU-Nantes
*Marguerite Duras :le rire dans tous ses éclats. Hanania, Cécile (Ed.) Amsterdam/New York, Rodopi, coll. « Faux titre », 2014, 271 pp
Photo Jean-Louis Fernandez