CRITIQUE. « Antigone » de Sophocle – par le Théâtre National de Palestine – Mise en scène d’Adel Hakim et adaptation – Théâtre National de Nice – 18 et 19 Avril 2018.
Sur l’immense scène Pierre Brasseur du TNN se dresse un mur, évocation évidente du mur des lamentations de Jérusalem mais aussi de la barrière de séparation entre Israël et les territoires palestiniens. Celui-ci est percé de multiples petites ouvertures qui se coloreront d’or de temps à autres tels des moucharabieh mobiles et stylisés. En son centre, deux portes à battants également dorés. Devant le mur, une estrade nue, et de part et d’autre des chaises et des tables rondes sous des lampadaires faiblement éclairés d’où parlera le chœur antique. Cette scénographie élégante et classique est prête à accueillir les protagonistes du drame deux fois millénaire du sacrifice d’Antigone.
Résonnent alors les échos d’Oud et de darboukas du trio Joubran, entre tradition orientale et création contemporaine. Deux corps dans un linceul blanc sont amenés par des hommes en noir et déposés sur le plateau. Les portes du mur s’ouvrent laissant entrer le trio central de la pièce : Créon en costume blanc classieux et ses deux nièces Antigone et Ismène habillées très sobrement de noir. Celles-ci se penchent sur les deux cadavres puis entament une danse de deuil, balançant leurs longues chevelures et leurs bras vers le ciel dans une transe lente. La scène est visuellement puissante et augure bien de la suite.
Les deux heures qui suivent ont du mal à conserver cette force théâtrale: il y a d’abord bien évidemment la gène occasionnée par le bandeau des surtitres flanqué en hauteur au dessus du décor, obligeant la plupart des spectateurs non arabophones à lever en permanence la tête, surtout ceux du parterre. Comme le texte est dense, sa lecture oblige à un continuel aller-retour du regard de bas en haut. Notons qu’Ariane Mnouchkine dans son dernier spectacle «Une chambre en Inde » aura trouvé l’astuce de loger les surtitres dans tous les recoins du décor, leur apparition se faisant à hauteur de comédiens, facilitant grandement la lecture. Ce problème pourrait paraître anecdotique en se disant que pour des spectateurs avertis, la compréhension de ce qui se joue ne devrait pas uniquement dépendre du texte, surtout quand il s’agit d’une histoire aussi illustre que celle d’Antigone : il n’empêche qu’ici le jeu des comédiens est malheureusement parfois opaque et difficile à saisir, soit qu’il soit trop appuyé comme poussé artificiellement, soit au contraire trop pudique voire froid, faussant quelque peu l’immédiateté du rapport avec public qui, s’attendrait à un jeu plus expressif avec des acteurs se livrant plus physiquement et sans retenu aux émotions .
Cela dit, cette concentration sur la lecture, détachant souvent l’attention de ce qui se passe sur la scène, permet a contrario de (re)découvrir précisément l’incroyable force évocatrice du texte de Sophocle, universel et intemporel à tout point de vue : aussi ne peut-on qu’être ici frappé par la résonance de la situation du Proche-Orient contemporain avec la tragédie antique. Certes la mise en scène exclut toute identification explicite des lieux ou des personnages, sauf peut-être dans certaines images stylisées : par exemple le discours au micro de Créon, martial et éructant, n’est pas sans rappeler celles de certains potentats de la région, de Saddam Hussein à Kadhafi en passant par Erdogan. L’allusion aux sociétés rongées par l’islamisme est d’autant plus frappante lorsqu’Antigone met en valeur que sa transgression est avant tout celle d’une femme, faisant réagir Créon par un : « Moi vivant, ce n’est pas une femme qui fera la loi. » Quant aux réalités spécifiquement palestiniennes, elle apparaissent lorsqu’il est question de la terre natale et d’y être enterré.
Mais revenons tout de même au jeu des deux acteurs principaux : Hussam Abu Eisheh dans la peau de Créon sait en imposer en modulant sa voix : minaudant quand il se fait séducteur ou moqueur, s’époumonant quant il veut forcer le trait du tyran colérique. Quant à Antigone jouée par la lumineuse Shaden Salim, elle sait d’abord donner à son personnage une fougue et une combativité convaincantes, puis arrive à émouvoir quand elle adoucit enfin son visage et son corps avant d’être emmurée.
Le public niçois qui a fait salle comble (beaucoup de lycéens ce soir-là) a longuement applaudi la troupe : un témoignage sans doute de solidarité avec la situation particulièrement précaire des activités du Théâtre national de Palestine à à Jérusalem-Est et ailleurs en Cisjordanie. On imagine que la présence de ces acteurs en France où ils sont régulièrement en tournée depuis 2011, année de création de la pièce, est pour eux une bouffée d’oxygène salutaire ; c’est aussi pour le public français une occasion de mieux appréhender les enjeux de leur difficultés à exercer librement leur métier. Ne serait-ce que pour ça, ce spectacle doit continuer à être soutenu et défendu.
Jérôme Gracchus