CRITIQUE. « Le Méridien » – D’après Paul Celan, mis en scène d’Éric Didry avec Nicolas Bouchaud au théâtre du Rond Point jusqu’au 14 avril, 21h.
Une marine à la craie, encadrée en gris, abrite au fond de la pièce le motif lumineux de la tempête et de la clôture, comme le sera tout à l’heure le verbe du poète, agité par les remous violents de la poésie, dans son cadre gris à lui.
Nicolas Bouchaud a entraîné le metteur en scène Éric Didry dans l’aventure audacieuse -et un brin hasardeuse- de faire résonner au théâtre des mots que Celan ne lui destinait pas. Ce discours du Méridien est une pièce oratoire avec toutes les vertus du dire, écrite et prononcée à l’occasion de la remise du prestigieux prix Büchner qui récompensa le poète en 1960. Quelle tâche difficile : Cela s’adressait alors à un public averti. Combien cette représentation exige de prérequis ! Amis littéraires, révisez bien la leçon avant de venir sur ces bancs passionnants d’érudits auxquels s’adresse toute la poétique érudition d’un Celan inflammé, incarné avec fougue par un Bouchaud habité ! Quant aux autres, accrochez-vous. Effrénée, la verve dirigée par Didry laisse à peine le temps aux liens de se nouer avec notre mémoire plus ou moins précise des personnages de Büchner que nous avons déjà couru sur bien des ellipses et des allusions. D’autant que la concentration est assez sournoisement mise à rude épreuve. Faut-il d’ailleurs résister à toutes les sollicitations sonores qui viennent distraire l’oreille et le cœur ?
Sautillant dans le temps, d’avant en arrière et parfois complètement de travers, on assiste à un procédé méthodologique de réflexion chronologique tout-à-fait déstabilisant. La démonstration est saisissante : on sort de cette heure de course contre et malgré le temps désorienté, déstabilisé, ahuri et persuadé d’être absolument d’accord avec tout -quoi, tout ?
Pour les amoureux du verbe et de la formule, c’est un régal. C’est même confortable. Celan dans la bouche de Bouchaud met tout le monde à l’aise. Nous sommes la petite fille sur le canapé qui lit Rimbaud et qui demande « Qu’est-ce que ça veut dire « morve d’azur » ? Et « lichen de soleil » ? » et finit par décréter : « Je comprends rien. » Et quand il avertit son audience : « Ce soir, nous n’allons pas faire de l’art, nous allons parler de l’art », la salle a un sourire en coin. Qu’on se rassure, on assiste bien à 1h15 de poésie, tout en craie et en délire quasi lyrique pour aller fouiller du vrai au fond des figures invraisemblables du théâtre de Büchner. Partant de la contreparole de Lucile (attention, révisions ! Un indice : la scène finale de « La mort de Danton » de Georg Büchner, acte 4 scène 9), Celan provoque l’immédiateté du beau, le seul vecteur communément admis qui fasse au moins académiquement art, pour dénicher géographiquement la source de « l’inquiétante étrangeté de l’art ». Le procédé ? Une drôle de frise chronologique, et du renversement, encore du renversement, des hommes, delà, deçà, et du souffle.
En remontant le souffle, en remontant le verbe, en remontant le chemin de l’art, Celan cherche avec une énergie débordante et un peu de cette folie poétique qu’on lui sait à « marcher sur la tête » pour rejoindre la poésie dans la quête de son lieu. Au plus près du « plus étranger ».
Marguerite Dornier
*Fugue de mort, par Paul Celan.
Photos J.L.Fernandez