CRITIQUE. « La Loi de la gravité » texte Olivier Sylvestre, mise en scène Anthony Thibault / Cie La Nuit Te Soupire ; Glob Théâtre de Bordeaux ; du jeudi 29 mars au vendredi 6 avril 2018
La soupçonnable légèreté de La loi de la gravité
A partir du texte de l’auteur québécois Olivier Sylvestre, Anthony Thibault et sa Cie La Nuit Te Soupire – dont la vocation affichée est de promouvoir les écritures contemporaines rendant visibles ceux qui encore trop souvent sont relégués dans les marges d’une société toujours corsetée dans des diktats normatifs – proposent une escapade à deux dans les lisières d’un paysage traversé par un pont monumental, métaphore d’un entre-deux aussi bien géographique (du Presque-La-Ville à La Ville de l’autre rive) qu’identitaire.
En effet les deux protagonistes de quatorze ans chacun, s’ils sont nés dans un corps de garçon pour Fred et dans un corps de fille pour Dom, sont à la recherche de leur « vraie » identité. Leurs errances les rapprochent autant qu’elles sont pour l’un(e) et l’autre l’occasion d’expérimenter le dur chemin qui attend ceux et celles qui ne suivent pas l’itinéraire tracé par leur sexe de naissance. Depuis un certain Brassens qui a chanté à tue-tête l’inanité des lieux communs partagés en commun, il est de notoriété que « les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux ». Et ces deux-là moins que tout autre n’échappent pas à la loi commune.
Sur fond d’histoires familiales éclatées (Dom abandonnée par son père alors qu’elle n’avait que quatre ans, Fred dont les parents ont arrêté de s’engueuler le jour où on a su que la mère allait mourir d’une tumeur au cerveau) et de relations compliquées avec les jeunes de leur âge, gardiens cruels d’une tradition qu’ils contestent par ailleurs mais s’empressent sur les réseaux sociaux d’en maintenir – à leur insu mais de leur plein gré – l’ordre conformiste, l’un et l’autre vont « se raconter ». Conversations à bâtons rompus sur le territoire frontière entre deux mondes (très belle réplique d’un ancien pont à la couleur rouille) ou confidences faites au micro posé sur l’avant-scène, chacun se dira. Il y a Jimmy, le caïd de la 4ème E, qui n’arrête pas de charrier Fred, en particulier ce soir d’Halloween où le malheureux avait cru bon de revêtir un treillis et une barbe alors que « le justaucorps de danseuse lui aurait mieux convenu ». Il y a Amélie dont Dom est amoureuse et réciproquement mais qui très vite ne peut pas être « avec une fille qui se fait passer pour un gars ». Il y a tous les pré-jugés qui rôdent constamment autour d’eux comme les chiens de garde d’une normalité inscrite dans le marbre d’une loi dite naturelle.
On pense aux désarrois de l’élève Törless de Robert Musil et à la difficulté d’être lorsque, garçon, l’on se livre le soir dans sa chambre au plaisir solitaire de se maquiller, laissant au matin des traces intimes que les coins des yeux révèleront au regard des autres. On pense à la souffrance lorsque l’on se vit garçon, de se voir imposer par sa mère le port d’un soutien-gorge, signe ostentatoire d’une féminité que l’on rejette jusqu’au haut-le-cœur. Autant de blessures narcissiques inscrites dans les plis du corps psychique qui peuvent conduire jusqu’à la tentation de renoncer à vivre, tant le corps social et ses forces coercitives maltraitent.
Heureusement, il y a la révolte, l’humour corrosif et… l’amour qui sauve. En franchissant (enfin) le pont, Dom et Fred se tenant par la main, pourront réaliser leur rêve : être eux-mêmes de l’autre côté du rivage. La rivière des malentendus passés enjambée dans une frénésie fixée par des selfies, ils atteindront le graal d’un ailleurs qui leur ouvre grand les bras tant il est riche d’une liberté enfin recouvrée.
A renfort de séquences projetées sur écran et faisant défiler les scripts de textos échangés, de vidéos enregistrées, les deux personnages traversent le plateau en quête d’eux-mêmes jusqu’à un(e) happy end qui marque de manière festive la chute de ce (trop) charmant badinage autour de la question essentielle du genre. Et c’est à cet endroit de ce spectacle édifiant que le bât blesse… En effet si on ne peut que souscrire à l’intérêt d’exposer au théâtre – reflet distancié de nos existences – les tribulations de deux adolescents en proie au regard sociétal dévastateur au seul prétexte que leurs penchants sexuels sont hors-normes, cela justifie encore moins que l’on tombe dans un cocon consensuel.
La question du sexe biologique ne recouvrant pas « naturellement » celui du sexe vécu est de la plus haute importance et l’avoir posée devant des adultes pas toujours sensibilisés à ces réalités « dérangeantes », et face à des adolescents en construction, relève en soi d’une belle initiative. Cependant on attendrait plus de violence dans le traitement du sujet, moins de répliques convenues, attendues, moins de fil blanc cousant entre elles les situations, ainsi qu’une interprétation (ce ne sont aucunement les acteurs qui en sont responsables mais les indications de jeu qui leur ont été données) plus à la hauteur de la gravité des enjeux. En effet, on a pu avoir l’impression trop souvent de ne pas voir deux adolescents en prise avec les affres de leur identité à conquérir de haute lutte, identité mise à mal par les conservatismes dont jeunes et adultes se font tour à tour les zélés gardiens du temple, mais deux gamins qui jouaient… à un jeu sans conséquences.
La loi de la gravité en a manqué justement, de gravité, pour dire à quel point la discrimination liée aux questions essentielles des identités à choisir plus qu’à subir s’inscrit dans un combat au long cours, une lutte sans concession qui – au regard de la grande violence faite à ces « disqualifiés » – ne peut s’accommoder d’aucune légèreté coupable, pas plus que de happy end de comédie musicale.
Yves Kafka