« COMEDIENS ! », PHENOMENE DE REFLEXIONS MULTIPLES

CRITIQUE. « Comédiens ! » – Mis en scène par Samuel Sené, avec Marion Préïté, Fabian Richard et Cyril Romoli. Livret d’Eric Chantelauze et musique de Raphaël Bancou, au théâtre de la Huchette à Paris jusqu’au 23 juin, du mardi au vendredi à 21h, samedi à 16h & 21h.

Il est des questions au théâtre que les siècles d’expérimentation n’ont pas résolues : parmi elles, le paradoxe du comédien de Diderot (séparer le jeu d’âme et le jeu d’intelligence, comme essentiellement dissociables et incompatibles, et choisir à son moindre péril). Son actualisation traverse nos époques avec les engagements successifs de dramaturges téméraires, de mises en scène imprudentes, et de comédiens au courage d’explorateurs. Samuel Sené confirme avec « Comédiens ! » cet étrange danger, pressenti en 2004 en dirigeant « Paillasse », l’opéra du précurseur italien du vérisme, Ruggero Leoncavallo.

En 1892, le compositeur s’empare d’un fait divers et met en drame une tranche de vies vacillant brutalement, presque inexplicablement (mais inexorablement ?) : un couple interprète un couple, et sur scène, le jeu frôle de trop près le hors-scène. L’homme jaloux qui joue la jalousie s’expose, en jouant avec les frontières justement mises en jeu, à une irréversible confusion entre l’acte dramaturgique et un acte « débordé ». Il engage une part d’âme et la pose en bascule entre l’univers des possibles -l’artifice du meurtre passionnel- et l’univers où le possible n’a plus la garantie de l’artifice. Au moment du meurtre du personnage de la femme infidèle et de son amant, dans la pièce, le comédien fou de la jalousie de son rôle, qui alimente la sienne, tue effectivement ses partenaires de scène.

Quelle n’est donc pas la surprise de Sené, en montant « Paillasse » en 2004, quand, « sans anticiper que certains des chanteurs lyriques étaient en couple et qu’une mise en abyme supplémentaire se superposerait », les frontières vacilleraient de nouveau ! Quoi, le fait divers dépasse à ce point sa vanité anecdotique ? Quoi, une vibration, et le crime ? D’où probablement cette nécessité musicale (de l’opéra à la comédie musicale) pour saisir le frémissement -celui de l’acteur qui perd son âme au jeu -et la cède à quel diable* ? Dans la proposition de 2018, c’est au « Diable Vauvert », le nom de la troupe (la fausse !).

Dans « Comédiens ! », Marion Préïté est délicieuse, sensuelle, redoutablement investie, troublante quand elle n’est pas envoûtante. Cyril Romoli est excellent, musicien en diable (justement !), et soutient l’aberrante accélération du drame par l’étonnante crédibilité de son interprétation. Car, il faut le dire, pour nous, pauvres parisiens pétris de la fadeur parisienne, c’est un peu aberrant, cette histoire. Fabian Richard en jaloux est quant à lui insupportablement juste ; d’abord irrésistible quand il est tendre, oppressant quand il est impatient puis à la limite du soutenable quand il perd pied. C’est à ce trio talentueux, moderne dans cette composition rétro, que la proposition de Sené doit en bonne part son succès.

Pas seulement. Les soixante-dix ans du Théâtre de la Huchette pouvaient difficilement être mieux célébrés. L’exploitation scénique de la salle dans ses contraintes et ses charmes, leur intégration au texte, les échos au jazz tout près de ses temples et caveaux, le déplacement du drame de 1892 à l’année 1948, où fut créée cette salle désormais incontournable pour ceux qui aiment jouer avec les limites du tangible… Il y a en arrière-plan une déclaration d’amour au « la Huchette » qui embarque les mieux et les moins habitués. Il y a une familiarité assez peu anodine à Paris ; proche de la vocation du bon théâtre populaire.

Particulièrement savoureuses : les mises en abîme imbriquées, en poupées russes. Les spectateurs apprennent d’abord qu’ils sont les seuls absents dans la salle. Ils n’arrivent que dans trois heures. Place aux répétitions. Les comédiens qui se jouent comédiens ; qui sont parfois si modernes qu’on oublie 48, et puis posent la question de l’enregistrement sonore, cette « nouveauté » qui remplace l’instrument sur les planches. On joue avec les frontières spatiales, les frontières temporelles, et les frontières d’âme (ou de jeu d’âme, contre les avertissements de Diderot). Et ça fait beaucoup. Peut être un peu trop en tout cas pour l’imposition de l’énième couche : la comédie musicale. Il y a quelques très bons morceaux, surtout les premiers, avec des échos aux parties chantées du « Pierrot le Fou » de Godard en 1965**, ou quelque chose de « Jules et Jim » de Truffaut en 62. Mais le livret est inégal, et c’est ma seule réserve.

Car pour le reste il y a une véritable impression. C’est probablement l’admiration, pour les trois performances dirigées par Sené.

Marguerite Dornier

*Diabolein signifie en grec « séparer ». Pourtant ce qu’il y a de diabolique ici réside dans la (ré)union contre-nature, là où la séparation est seule salutaire.

Photo Lot

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