CRITIQUE. « By Heart » – Tiago Rodrigues – Théâtre Les Tanneurs, Bruxelles – Du 28 au 30 mars 2018
Quand, à la suite de cette performance-représentation à laquelle dix personnes du public sont conviées chaque soir en apprenant par cœur et en direct le sonnet 30 de Shakespeare, on pose la question au directeur du Teatro Nacional D. Maria II de Lisbonne – seul acteur professionnel sur le plateau – de savoir si sa pièce pourrait être montée par un autre metteur en scène que lui, il s’exclame, presque indigné : « Non ! Je ne partage ma grand-mère avec personne ! ».
C’est que le fil directeur du spectacle se trouve en elle, Candida, née en 1919 et toujours vivante. Dans son petit village portugais où elle a toujours vécu, elle a passé sa vie à lire, a posé des devinettes à son petit-fils (qui aura « à cœur » de les poser à son tour au public tant l’émotion poétique qui s’y attache mérite d’être partagée), tout en tenant le café du bourg. Et puis, le temps ayant réduit sa mobilité, elle est devenue pensionnaire de la maison de retraite construite dans le même village. Ses horizons d’attente restent donc toujours les mêmes : les livres et ses paysages. Aussi Tiago, fils du journaliste – seul de ses trois enfants à avoir survécu – apporte-t-il régulièrement à sa grand-mère vénérée des cageots de livres à chacune de ses visites. Sauf que, depuis quelque temps, les médecins ayant prédit à la vieille dame une cécité prochaine, elle lui a demandé de bien vouloir reprendre les cageots – trois d’entre eux sont sur scène – et de bien vouloir choisir pour elle un livre qu’elle apprendrait par cœur afin que, devenue aveugle, elle puisse lire en elle-même.
De cette histoire vraie dont il est totalement habité, Tiago Rodrigues a tiré un magnifique geste artistique qui transcende les limites de l’histoire personnelle pour proposer un moment de théâtre impliquant chacun, spectateur-acteur sur le plateau mais aussi – par transfert -spectateurs en salle. En effet non seulement l’acte de mémorisation du texte choisi pour sa grand-mère (le sonnet 30 de Shakespeare) sera accompli en miroir par les dix volontaires, sera – en partie – réalisé par le public présent, mais seront convoquées sur scène au travers de leurs écrits de grandes figures de la littérature dépositaires de la mémoire du siècle écoulé.
George Steiner d’abord, polyglotte pétri de culture gréco latine – une bibliothèque vivante à lui seul, qui s’est toujours demandé, lui le rare survivant de tous ses camarades juifs, pourquoi la culture n’avait pu endiguer la barbarie de la shoah – à qui il a écrit pour savoir quel livre serait digne d’être choisi pour être appris par cœur par sa grand-mère. Si ses lettres ne sont jamais parvenues à leur destinataire, Tiago Rodrigues a eu l’immense plaisir très récemment de pouvoir rencontrer George Steiner à Londres – par l’entremise de Laure Adler – et lui a alors récité par cœur son spectacle… Juste « retour » d’intentions partagées.
Boris Pasternak ensuite, ce juif russe qui échappa de peu au Goulag grâce entre autres à ses très nombreux soutiens qui, lors du procès que lui firent les autorités soviétiques, apprirent par cœur certaines de ses pages et les récitèrent debout en chœur, montrant par là que le pouvoir était impuissant à s’opposer à la diffusion de la pensée du prix Nobel de littérature.
Et puis encore, l’exemple de cet homme extraordinaire, interné au camp d’Auschwitz-Birkenau, qui savait par cœur une bibliothèque entière… Il offrait sa mémoire à ses compagnons de détention en leur disant : « lisez-moi ». Dans ces temps lourds, où le monde se partage vite en proies et en prédateurs, un endroit échappe aux effractions causées par la barbarie : c’est celui que chacun porte en soi et qui figure la liberté qu’on ne peut lui prendre.
Faire apprendre par cœur ce sonnet 30 de Shakespeare qui dit l’importance de faire « (…) comparoir les images passées / Au tribunal muet des songes recueillis » équivaut donc, au-delà du geste indéniablement artistique, à poser un acte politique fort : tant que les hommes disposeront de la mémoire pour publier l’âme humaine au travers de leur « récitation », rien ne pourra contraindre la pensée et le cauchemar dystopique de Fahrenheit 451 (Ray Bradbury puis François Truffaut) sera déjoué.
Pour donner chair à cette conviction ancrée en lui et vécue au travers de la relation culte qu’il entretient avec sa chère grand-mère – sorte de vestale ou encore de Tirésias féminine – qui veille à entretenir vivant le foyer de la mémoire – Tiago Rodrigues ne se contente pas de transmettre par cœur le sonnet élu mais encore le fait-il manger (au sens propre) aux dix impétrants, interprètes et passeurs. Imprimé avec des colorants alimentaires sur une pâte d’hostie, Shakespeare sera ainsi « incorporé » dans une sorte de communion profane, après avoir été mis en bouche, malaxé, ingurgité, dévoré.
Le 25 avril 2016, pour les 94 ans de sa grand-mère, Tiago a réuni dix personnes pour lui réciter le sonnet de Shakespeare afin de « meubler l’intérieur de sa maison », confie-t-il les larmes aux yeux. « Mais alors si mon âme, Ami, vers toi se lève / Tout mon or se retrouve et tout mon deuil s’achève », ainsi est la chute du sonnet 30 confié non seulement à la mémoire des dix récitants – ceux de la maison près de Lisbonne mais aussi à celle de tous les spectateurs présents et à venir, ambassadeurs du message à répandre pour que survive la liberté des écrits qu’aucune tentative absolutiste ne pourra dès lors étouffer.
Yves Kafka
Création novembre 2013 à Lisbonne et novembre 2014 au Théâtre de La Bastille à Paris.
Photo Maria Bizarro