CRITIQUE. « Le Printemps des Barbares » de Jonas Lüscher – adaptation et mise en scène : Xavier Lukomski – assistante mise en scène : Sophie Delacollette – scénographe : Michele Hubinon. Theâtre de Poche, Bruxelles, jusqu’au 31/03/2018.
Mise en lumière d’une société qui ne voit pas ou refuse de voir.
Le pitch : Preising est un industriel suisse d’une cinquantaine d’années. Millionnaire, il a hérité d’une énorme entreprise fabriquant des composants électroniques de téléphones portables. Un homme un peu mou, avec l’air de s’ennuyer dans la vie. Prodanovic, inventeur du circuit CBS-Wolfram, grâce à qui le PDG doit le succès de sa société, va envoyer Preising en vacances et, au passage, en faire un voyage d’affaires. Peu enthousiaste à cette idée, mais se laissant guider (comme toujours) par le fondé de pouvoir Prodanovic, voilà notre personnage en route pour la Tunisie où se trouve un de leurs sous-traitants : Slim Malouche, propriétaire, entre autres, d’un hôtel de luxe cinq étoiles.
Arrivé à destination, il est reçu dans ce luxueux club, et va se retrouver au milieu des préparatifs d’une cérémonie de mariage d’un trader londonien, entouré de sa famille et de ses collègues : de jeunes banquiers anglais, se prenant pour les rois du monde. Le maladroit Preising va sympathiser avec les parents du jeune marié, particulièrement avec la mère de ce dernier. Le père est sociologue, elle, enseignante. Et, sans y être préparé, l’industriel va être invité à la fête qui a lieu le jour de son arrivée.
Le soir même, des signes indiquent qu’une crise bancaire risque de plonger la Grande-Bretagne dans une terrible faillite. Au lendemain de cette nuit de débauche, largement arrosée d’alcool, l’argent ne vaut plus rien, la panique va se propager parmi les anglais complètement ruinés, coincés dans cet Oasis, en plein milieu du désert. Sous les yeux sans compassion de l’impassible, mais néanmoins candide, industriel suisse, va se déclencher, sans aucune retenue, « Le Printemps des Barbares »…
Pierre Sartenaer (Prix de la critique du Meilleur Acteur dans Estupide, de Rafael Spregelburd) est seul sur scène. Il raconte cette mésaventure en Tunisie avec piquant, voire un humour mordant à l’image de ce personnage suisse peu avenant, incapable de prendre des décisions pour sa tenue vestimentaire ou pour décider si oui ou non mettre fin au travail des enfants au sein son entreprise. Il observe du début à la fin, tout semble lui glisser dessus ou peut-être pas tant que ça.
S’il est vrai que Sartenaer incarne à merveille cet antihéros qu’est Preising, il y a un moment ou le spectateur décroche. Est-ce « le manque d’empathie du personnage » ou ce tableau géant sur scène, représentant un bouquet de fleurs au goût douteux, à un moment remplacé par le visage maquillé de l’acteur en mouvements répétitifs ? La projection le montre, en effet, portant son regard vers le public ou la scène, tour à tour, semblant s’ennuyer mortellement. Si l’effet escompté est justement de montrer ce côté du personnage, le metteur en scène a réussi car, le fait est que le bâillement du spectateur pointe à l’horizon inévitablement. Le texte n’est cependant pas entaché, bien au contraire, on ne peut que le garder en tête. Il ouvre l’esprit à la réflexion avec une subtile touche d’humour. Pour emprunter les mots de Franz Borkenau (essayiste autrichien) cité dans l’épigraphie du roman de Lüscher: « Ce qui fait, justement, de la barbarie un processus créatif : « Lorsque la structure d’une société s’est délitée, la voie est libre pour un renouvellement de créativité. Cependant, il ne fait nul doute que cette voie peut passer par l’effondrement de la vie politique économique, par des siècles d’appauvrissement spirituel et matériel et par d’atroces souffrances ».
Brillant : « Le Printemps des barbares », premier roman de Jonas Lüscher, écrit en 2013, est par contre, exceptionnel ! Couronné par le prix franco-allemand Franz Hessel et Hans-Fallada Preis 2016, un livre court, mais une écriture intelligente, teintée d’humour et de lucidité. Les craintes de l’auteur : « Le jour où il y aura une rupture sociale et l’effondrement de notre système financier, les choses prendront rapidement une tournure barbare. Notre société, dit-il, n’est qu’une fine couche de vernis ». L’écrivain suisse nous dit encore : « la dernière crise ne semble pas avoir joué sur la prise de conscience de tout un chacun. Au contraire, tout pousse à penser que nous allons vers une autre crise, bien pire ». Son nouveau roman « Kraft » sorti en 2016, a reçu le Schweizer Buchpreis.
Le spectacle : Je ne fuis pas, mais je n’y retourne pas.
Le roman : à lire et à relire absolument !
Julia Garlito Y Romo,
à Bruxelles.
* C’est en vivant une scène plutôt déconcertante lors d’une soirée de préouverture de la BRAFA à Bruxelles, que le metteur en scène, Xavier Lukomski (également réalisateur de plusieurs films et créateur de la compagnie « Le Theâtre des Deux Eaux ») a eu envie d’adapter « Le Printemps des Barbares ». Pour Lukomski : « ce roman raconte très précisément notre monde, notre époque et la violence de son irrépressible et brutale cupidité ».