CELINE, DERNIERS ENTRETIENS : « J’AI PAS ENVIE D’ÊTRE MAGNIFIQUE »

CRITIQUE. « Céline, derniers entretiens » – D’après les derniers entretiens de Louis-Ferdinand Céline publiés aux Éditions Gallimard « Cahiers II Céline et l’actualité littéraire, 1957-1961 » – Mis en scène par Géraud Bénech, avec Stanislas de la Tousche – Théâtre des Déchargeurs – Jusqu’au 7 mars 2018, les mardis et mercredis à 21h15.

Sur scène, deux faisceaux auréolent les cahiers d’un ou deux journalistes invisibles. En retrait, la silhouette du comédien Stanislas de la Tousche vacille, d’abord fantomatique, comme une présence en suspens -celle de Louis-Ferdinand Destouches, l’homme sous Céline. Nous sommes à Meudon, en 1960, dans le pavillon grinçant qui abrita sa vieillesse.

La mise en scène de Géraud Bénech s’articule autour de l’effacement : la surbrillance hypnotique des carnets prend le spectateur dans la toile des questions ellipsées. Il entend ces voix éteintes dans les lumières de Rémy Chavillard, mêlées à la sienne, son attention retenue entre trois réels -la scène, ses absents, et sa présence à lui qui rencontre. Devant cette résurrection, nous sommes tendus comme à un fil, pendus aux lèvres pincées sans rire. La vie est dehors, avec les cris d’enfants et les aboiements des chiens ; là, dans l’ombre, le vieux Céline est spectral et spectaculaire, modeste dans sa mise, grise mine et le mot leste.

S’il n’en jubilait -peut-être- pas, Louis-Ferdinand Céline avait le verbe jubilatoire. Stanislas de la Tousche, avec un travail de gemmologue, dénicheur de préciosité dans les cailloux ; d’orfèvre-joaillier ; de ciseleur, graveur, poinçonneur et dentellier : avec une maîtrise, enfin ! une précision ! fait des lettrines orales pour les « bouffées d’étoiles » et les « tremblements de velours » en hommage à tous les « piano[s] du trou du cul » au milieu des « branleurs de virgules ». La performance est remarquable. C’est naturaliste, et c’est impressionniste, et le seul espace où ça ne jure pas, c’est celui multidimensionnel du théâtre.

On entend le vieux bougon aigri et déclassé, médecin de banlieue (ce « paillasson de Paris »), s’agacer de toute la contemporanéité, et de quasiment tout ce qui lui précède. À part Shakespeare et Sévigné, La Bruyère et La Rochefoucauld, depuis Eschyle, Euripide et Sophocle « …plus rien. On tombe dans le casse-graine, ça dégringole. »

Lui sautille presque gaiment d’écueil en bavure, vieux paon qui fait sa roue. Tout à sa finesse de chienne et à ses trouvailles de crevasses, l’« animal raffiné » a tout vu venir dans l’époque des Caliban pourfendeurs d’Ariel, où tout est insipide à part lui et la mort : les « enculages de garçons » ! les « pédérastes » ! les « sémites » ! Nostalgique de la peste et autres « maladies de prestige », prophète du grand « drame médical », il se drape dans la dignité de sa décrépitude pour encore vomir quelques petites horreurs très satisfaites. Dans une langue géniale.

Alors, quand le discours des personnes qui ont vieilli se referme sur lui-même et radote sa litanie dégueulasse, le verbe sur scène se fait plus bas, et c’est avec une douceur intelligente que Stanislas de la Tousche retire cette autre peau sous la sienne. La pénombre s’éteint tout à fait avec les Doors qui entonnent « The End », et le silence dure avec solennité, comme lorsqu’on a assisté à quelque chose de grand -une grande interprétation. Avec Géraud Bénech, le comédien a fait dire à Céline : « on n’aime pas le théâtre. On dit qu’une pièce est bonne quand elle est moins ennuyeuse qu’une autre. On s’ennuie plus ou moins. » Eh, bien, la pièce est très bonne.

Marguerite Dornier

Photos : DR et Gabriel de Vienne / ADAGP

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