« JUSQUE DANS VOS BRAS », L’IDENTITE FRANCAISE SELON LES CHIENS DE NAVARRE

CRITIQUE. « Jusque dans vos bras » – Les Chiens de Navarre / Jean-Christophe Meurisse – à la MC 93 Bobigny du 26 au 29 avril 2018 / au Théâtre de Lorient du 16 au 18 mai 2018…

On l’aime bien cette meute délurée des Chiens de Navarre drivée par l’auguste Jean-Christophe Meurisse. On se souvient encore, avec une émotion jubilatoire non feinte, de l’immense croix qui se détachait dès l’embrasure des portes de la grande salle du Carré de Saint-Médard-en-Jalles, il y a près de trois ans de cela, avec son locataire perpétuel les bras accrochés par des clous et dont le sang s’écoulait lentement tout en nous accueillant de loin… Foin des Armoires normandes (titre énigmatique, car d’armoires, il n’y en avait point !), place à Jusque dans vos bras (titre cette fois-ci explicite puisqu’il va s’agir d’une suite de tableaux questionnant les identités françaises sur air de Marseillaise détournée).

Toujours le même esprit chahuteur de l’ordre établi, toujours les mêmes éclats de rire déclenchés par le dégommage en règle du politiquement correct, mais – car il y a tout de même un « sérieux » mais…- avec le temps, tout s’en va… ou plus exactement tout revient dans un effet boomerang « frappant ». L’effet coup de foud(t)re laisse place à plusieurs reprises à un certain ennui lié à la répétition du même. Des ficelles, parfois épaisses comme des cordages, cousent entre elles les saynètes d’une dramaturgie dont la marque de fabrique frappée du sceau de l’irrespect semble s’accommoder un peu trop facilement des poncifs du genre – le leur – participant à une mécanique bien huilée. Ainsi certaines « saillies », sûres de leurs coups, ne nous surprennent plus vraiment et ne constituent pas – c’est un comble pour ces trublions déchaînés, affranchis de tout diktat – un véritable risque mais tout au contraire font figure de rentes obtenues sur investissements précédents.

Restent cependant de (très) bons fragments qui nous amènent à ne pas bouder (totalement) notre plaisir… Ainsi l’entrée en matière dans laquelle, un présentateur désabusé et cynique à souhait, brosse le portrait sociologique des spectateurs réunis dans ce théâtre d’une commune craignos de banlieue [Saint-Médard-en-Jalles se trouve aux portes de Bordeaux] où dans la journée on a le choix entre ennui et pensées suicidaires, et le soir, le choix n’existe plus, les caméras de surveillance sur la grand place du parking sont là pour en attester, c’est l’insécurité sauvage qui déferle sous les traits de bandes sans foi ni loi rayant les voitures. Dans ces conditions, le présentateur ne peut que remercier la bourgeoisie bordelaise de s’être aventurée jusqu’en ces lieux douteux ; quant au troisième âge aisé, très téméraire et représenté en nombre dans la salle, prix des places oblige, ce sera vraisemblablement là son dernier voyage. Les riches du premier rang garderont eux les traces du spectacle – arrosage à venir -, ce qui consolera la petite part de pauvres présents (il en faut pour garantir le quota inscrit dans le cahier des charges du « Théâtre Populaire ») d’avoir été relégués au fond de la salle. Il n’oublie pas non plus une troisième catégorie, ceux qui auraient eu les moyens de payer leur place mais qui en tant que VIP en ont été exemptés, bel exemple de « l’exception culturelle française ». Chacun en ayant pris « pour son grade », les choses sérieuses peuvent commencer…

Saisissant tableau liminaire d’une femme hystérique, son compagnon à ses côtés, pleurant à chaudes larmes sur un cercueil recouvert d’un immense drapeau tricolore alors que les invités, sagement alignés derrière eux, s’abritent sous des parapluies noirs de la pluie battante qui s’abat sur cette assemblée en proie à la détresse. Mais cette composition plastique nickel chrome, de qui est-elle l’enterrement ? De l’identité française qui sera bel et bien mise à mal dans les tableaux suivants ?

Puis, sans raccord, un clochard noir assis nonchalamment au pied d’un lampadaire, déclame un poème aux tonalités rimbaldiennes. Une vache gonflable danse au son de l’harmonica du poète égaré. Cela n’est pas sans rappeler le petit train Interlude de l’ORTF dont la fonction était de combler les blancs entre deux programmes.

Vient alors le tableau vivant – le plus réussi de ce patchwork composite – projetant sur le devant de la scène un pique-nique « ordinaire » entre amis se voulant du bien. Il y a là, le dernier des socialistes qui revendique haut et fort son appartenance à ce parti qu’il entend bien refonder en allant rechercher Jospin et en rachetant l’immeuble mythique de la rue de Solférino. Face à lui, le gentil beauf tout content de sa blagounette concernant le boucher qui n’avait plus de jambon hallal et qui, sermonné aussitôt par le militant de gauche, se défend ferme en avançant l’argument imparable qu’il n’est pas raciste, la preuve, il a passé son 31 décembre à Marrakech. A leurs côtés la femme adepte du yoga new age, qui parle de sa relation aux hommes au travers des postures ouvertes ou fermées de ses paumes de mains, ou celle qui, en tant que femme, revendique fermement le fait que ce n’est pas parce qu’elle n’a rien à dire qu’elle va se taire… L’impertinence la plus corrosive reste pourtant à venir.

L’échange se poursuit autour des Juifs qui, à l’encontre des idées reçues, ont martyrisé les Allemands, ont pris leur aise en déambulant en pyjamas ou encore en privilégiant l’usage du gaz à celui de l’électricité. Passons encore sur les digressions sur les pd ayant infiltré le monde de la télévision, ce qui désinhibe le socialiste sentencieux avouant son envie d’offrir une petite gâterie au beauf au jambon hallal, ou sur les gémissements bruyants de parents pd enfilant autre chose que des perles au premier étage alors que leurs enfants s’attellent péniblement au rez-de-chaussée à leurs devoirs scolaires… Le tout sous le regard d’un vide abyssal de celui qui, concentré sur l’ouverture d’une bouteille de Pessac-Léognan, ne semble rien comprendre à ce qui se dit… jusqu’au moment où il pète totalement les plombs.

Parallèlement à ces saillies affranchies, libérées des diktats du bon goût, un homme ventripotent allongé sur une serviette se relève et court à poil dans tous les sens en jouant avec sa zigounette dans un entrain communicatif. Là on ne se demande plus si on est encore dans un second degré faisant voler en éclats les préjugés, pour acter – hélas – le glissement vers la facilité d’un ras des pâquerettes visant à ratisser large en provoquant un rire gras à ventre déboutonné. La contestation libertaire s’est mue en (qué)quête du bon rire franchouillard.

Autres tableaux plus convenus que libertaires, celui d’un De Gaulle géant rencontrant une Marie-Antoinette jugulant le sang qui s’écoule de son aorte ouverte en y glissant un tampax, ou encore celui d’une Jeanne d’Arc – porte drapeau de l’identité française s’il en est – en cotte de mailles dépenaillée et à la figure bien amochée qui supplie quelqu’un de l’assistance de bien vouloir honorer son insterstice, ce dernier lui créant le temps passant une réputation trop dure à porter. On se croirait pour un peu dans un café-théâtre privé pour touristes en mal de « franches rigolades »…

Heureusement, le tableau du couple à la conscience tiers-mondiste développée adoptant une famille de migrants venus du Congo-Brazzaville – surjoués par des comédiens au visage barbouillé de noir – donne lieu à des situations pleines de saveurs autochtones. En effet, s’étant dit qu’il ne pouvait décemment pas se contenter du tri sélectif, ce couple – de gauche bien évidemment – va accueillir cette tribu primitive dans son salon meublé d’une table basse design et d’un canapé adossé à une bibliothèque garnie de livres (en kit). De la question «… sinon vous avez fait bon voyage ? » à la réponse «… pour ma part, j’ai regretté la first class », les masques tombent jusqu’à l’empoignade finale qui dévoilera avec le bris de la précieuse table où la sauvagerie identitaire se love.

Chantres du théâtre de l’auto-dérision – « Nous c’est du vrai théâtre engagé. L’heure est à questionner la question. Ça c’est du théâtre conventionné et subventionné… Là on atteint les limites du théâtre expérimental… » -, les Chiens de Navarre aboient avec une belle énergie jamais mise en défaut pour révéler en actes les abracadabrants ridicules de « l’identité française » instrumentalisée par la bien-pensance généralisée. D’emblée la citation décalée du titre, Jusque dans vos bras, résonne d’ailleurs comme la promesse d’une diatribe salutaire – on pense à La Marseillaise de Gainsbourg…

Malheureusement, cette promesse ne semble pas avoir été complètement tenue, et ce malgré les standing ovations d’une salle pleine à craquer ne faisant que confirmer la « splendide adhésion » obtenue à renforts de procédés aux effets assujettissants. En effet si certains morceaux de ce patchwork répondent à la lettre et à l’esprit du cahier des charges des incontrôlables iconoclastes en proposant des saillies tous azimuts d’une liberté qui n’a que faire des règles conservatrices, d’autres dérivent vers des rivages pouvant faire figure d’allégeance à un populisme que ne renierait pas un certain front – national -, contredisant ainsi les prétentions libertaires de la meute enragée. Jean-Christophe Meurisse et sa troupe méritent mieux que de s’abîmer dans ces facilités « consensuelles » tant leur appétit à déglinguer l’ordre établi est par ailleurs pur réjouissement.

Yves Kafka

vu au Carré, Saint Médard (33), le 1er février 2018.

Publicité

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s