CRITIQUE. « Abel & Bela » de Robert Pinget, mise en scène Christian Loustau et Alain Raimond – Cie Tiberghien – création 2017 – Le Lieu sans Nom, Bordeaux – du 13 au 17 décembre 2017.
« Abel & Bela », deux acteurs en quête d’hauteur
Qu’est-ce qui « fait théâtre » ? C’est bien là la question tout à la fois essentielle (on touche à l’essence même de l’objet théâtral) et existentielle (tant l’avenir de ces deux-là est conditionné à la « bonne » réponse à apporter) qui traverse de part en part la pièce écrite par Robert Pinget, un proche de Samuel Beckett dont on ne peut ici que reconnaître la parenté… Abel et Bela ne rappellent-ils pas en effet, en leur faisant écho, Vladimir et Estragon, les deux clochards sublimes d’ « En attendant Godot », dont ils sont les discrets héritiers ? Ce sont eux aussi deux êtres en errance, – en errance créatrice – à la recherche d’un je ne sais quoi qui comblerait leur impérieux désir de changement.
Quels ingrédients convient-il de convoquer pour intéresser le public à ce que l’on nomme représentation théâtrale ? En effet qui dit « représentation » renvoie d’emblée à la pertinence de ce qui est représenté : est-ce le réel ? celui d’un naturalisme cru à la Zola ou celui d’un mondain caustique à la Feydeau ? est-ce la poésie flamboyante d’un Shakespeare qui donne à voir le monde au travers de ses éclats chahutés ? est-ce encore le drolatique boulevardier qui fleurit dans les théâtres privés pour attirer le chaland fût-ce à grand renfort de situations convenues ?
Les questions comme on l’entend sont si nombreuses et imposantes que les deux personnages – acteurs en quête de hauteur – « entendent » bien trouver la formule idéale, le Graal des acteurs, qui leur permettra de séduire tous les publics en présentant l’épure parfaite. Ce faisant, ils se perdent en conjectures diverses et variées en passant par tous les registres, du grave au comique, en gravissant aussi les sentiers abrupts de l’absurde.
Le résultat est un pêle-mêle bouillonnant de saillies dont la mosaïque constitue à elle seule la meilleure réponse à apporter à une équation insoluble. En effet « ce qui fait théâtre » échappe à toute définition formatée et ne peut en conséquence se résoudre à l’univocité. Les errances créatrices d’Abel et Bela, personnages en miroir comme leur patronyme le suggère, tout comme celles de Vladimir et d’Estragon, ne les conduiront pas eux non plus à rencontrer leur Godot, mais déboucheront sur le rêve dérisoire d’une représentation de cabaret à hauteur des boîtes pour touristes de Pigalle, au pied de la Butte Montmartre… In fine l’autodérision triomphe comme l’arme suprême revendiquée depuis les dadaïstes.
Ce théâtre en train de se faire sous nos yeux, interprété par deux acteurs sublimement égarés sur ce plateau nu (dé)peuplé d’un échafaudage (lieu d’élévation où s’échafaudent les rêves des « bâtisseurs d’empire ») et d’un rideau posé en vrac sous la poussière qui le recouvre, avec en fond de scène les deux pans ostentatoires de velours rouge d’un rideau de théâtre suranné, résonne de manière forte dans ce Lieu Sans Nom où est donnée cette représentation.
En effet, au travers des interrogations autant saugrenues que profondes qui fusent (L’enfance, le dialogue sur la mort, la partouze récurrente chez la Présidente…), il y a là, contenu en filigrane, un hommage au créateur du lieu, Gilbert Tiberghien, dont la Compagnie entend bien faire perdurer – au-delà de la disparition prématurée de son initiateur – l’esprit d’un théâtre ne concédant rien aux facilités d’usage.
Tous les questionnements de ceux qui portent dorénavant la destinée du projet artistique et culturel de cette structure singulière – dont le nom à lui seul claque comme une énigme – ouverte sur un territoire dont les limites sont de ne pas en avoir, sont contenus dans cette pièce de Robert Pinget. La mise en scène et l’interprétation de Christian Loustau et Alain Raimond – deux fidèles d’entre les fidèles – dans une mise en lumière de Jean-Pascal Pracht, sans oublier non plus l’apparition des acteurs et actrices de l’atelier amateur de la Cie Tiberghien (clin d’œil final au mixage des pratiques « professionnels/amateurs »), constituent une infalsifiable signature au pacte passé avec le mentor du Lieu Sans Nom.
Yves Kafka
Photo Frédéric Desmesure